« Le débat sur le port du voile dans les entreprises n’est pas clos »
« Le débat sur le port du voile dans les entreprises n’est pas clos »
Par Feriel Alouti (Propos recueillis par)
Sophie Gherardi, directrice du Centre d’étude du fait religieux contemporain, estime que les décisions rendues mardi par la Cour de justice de l’UE sont « très nuancées ».
En 2013, des femmes voilées ont manifestaient à Paris pour obtenir le droit d’accompagner leurs enfants en sorties scolaires. | FRED DUFOUR / AFP
La Cour de justice européenne a estimé, mardi 14 mars, que le règlement interne d’une entreprise pouvait, sous certaines conditions, prévoir l’interdiction du port visible de signes religieux ou politiques, comme le foulard islamique. Elle se prononçait sur deux dossiers, en Belgique et en France, de femmes musulmanes estimant avoir été discriminées au travail, en l’occurrence licenciées, car elles portaient le voile.
Pour Sophie Gherardi, directrice du Centre d’étude du fait religieux contemporain, un think tank, dans beaucoup d’entreprises privées, il y a des femmes voilées « sans que cela pose aucun problème ».
Quelles conséquences vont avoir cette décision de justice sur les entreprises françaises et les salariées qui portent le voile islamique ?
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’est pas la Cour européenne des droits de l’homme. Sa décision donne des indications aux juridictions nationales à qui il revient de dire si ces licenciements sont justifiés. Le débat sur le port du voile dans les entreprises n’est pas clos.
Dans le cas de ces deux affaires, le rôle de la CJUE était de dire comment elle interprète la directive européenne de novembre 2000 sur l’égalité face au travail et la lutte contre les discriminations. Cette directive interdit notamment la discrimination, directe ou indirecte, fondée sur la religion. Les décisions de la Cour de justice de l’UE sont très nuancées. Pour la Belgique, elle dit qu’il n’y a pas de discrimination directe, éventuellement une discrimination indirecte. En France, elle dit que le souhait du client de ne pas avoir affaire à une femme voilée ne peut pas être considéré comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante.
Jusqu’à présent, les entreprises suivent quelle règle en France ?
Avant août 2016 et l’entrée en vigueur de la loi travail, les entreprises ne pouvaient se référer qu’aux textes législatifs généraux, très protecteurs des libertés individuelles et des droits des personnes, et à la jurisprudence. Le règlement intérieur d’une entreprise privé ne pouvait pas inclure une obligation de neutralité religieuse des salariés. Ce document pouvait uniquement porter sur des questions de sécurité, de santé, de discipline.
Les entreprises qui souhaitaient restreindre les manifestations des convictions religieuses de leurs salariés devaient donc ruser pour trouver des formulations évitant le risque d’être poursuivies pour discrimination.
Avec la nouvelle loi, le règlement intérieur peut instaurer une obligation de neutralité et des limites à l’expression des convictions des salariés, « si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». Ce qui n’est pas si facile à établir. J’ajoute que le règlement intérieur doit être soumis aux instances représentatives du personnel et à l’inspection du travail.
En France, nous avons une législation qui protège les droits des minorités et les libertés fondamentales de chacun. La laïcité de l’Etat est une exception à la règle : parce qu’il est religieusement neutre, ses agents doivent l’être eux aussi. Mais il faut savoir que cette neutralité n’a été inscrite noir sur blanc dans le code de la fonction publique qu’en 2015. Elle reposait auparavant sur une longue tradition de jurisprudence administrative.
Dans beaucoup d’entreprises privées, il y a des femmes voilées sans que cela pose aucun problème. Dans d’autres, la neutralité s’impose de facto aux salariés, parce que montrer sa croyance est mal vu. Seul un petit nombre d’entreprises a une attitude ouvertement hostile à l’expression religieuse au travail. Le cas de Paprec est emblématique : ce groupe de recyclage a rédigé [en 2014] une charte de la laïcité qui a été négociée avec les syndicats, puis ratifiée par référendum – 100 % des salariés l’ont approuvée. Cette entreprise est devenue le symbole d’un certain militantisme laïque.
La France se distingue-t-elle de ses voisins européens en matière de neutralité religieuse des entreprises ?
Dans la plupart des pays, la neutralité religieuse des entreprises n’est pas un sujet. Il n’y a quasiment pas de jurisprudence en Allemagne, de même en Italie. En Grande-Bretagne, il y a un assez grand nombre de conflits du travail portant sur la discrimination religieuse, mais il s’agit souvent de salariés chrétiens qui s’estiment moins bien traités que les musulmans.
En Allemagne, les religions sont très protégées. En revanche, lorsqu’une entreprise rencontre un problème avec un client parce que l’une de ses salariées est voilée, s’il s’agit de son principal client et que le perdre met l’entreprise en difficulté, la justice donnera raison à l’employeur car elle prendra en compte l’argument commercial.
En France, les gens sont souvent mal à l’aise face à l’expression de la croyance religieuse, notamment au travail. En 2014, une étude de Sociovision montrait ainsi que 82 % des salariés souhaitaient que l’entreprise reste un lieu neutre. Les Français n’ont rien contre la religion – l’abbé Pierre a longtemps été la personnalité qu’ils préféraient –, mais ils trouvent qu’il y a des lieux et des moments pour ça. En cette matière, chez nous, la loi est plus libérale que les mœurs.