Dopage : l’AMA ne sait pas quoi faire des poches de sang de l’affaire Puerto
Dopage : l’AMA ne sait pas quoi faire des poches de sang de l’affaire Puerto
Par Clément Guillou (Envoyé spécial à Lausanne, Suisse)
L’Agence mondiale antidopage hésite à identifier les propriétaires des poches saisies en 2006 chez le médecin espagnol Eufemiano Fuentes de peur de procédures « devant les tribunaux ».
Le docteur Eufemiano Fuentes, initialement condamné à un an de prison, a été blanchi en appel dans le cadre de l’affaire Puerto. | DANI POZO / AFP
Lorsqu’il était ressorti blanchi du palais de justice de Madrid, en juin 2016, Eufemiano Fuentes, énigmatique et taquin, avait répondu à la radio espagnole qui l’interrogeait sur d’éventuels noms prestigieux et surprenants pouvant ressurgir de l’analyse des poches de sang trouvées dans son laboratoire clandestin : « Ce pourrait être le cas... Mais je ne vous donnerai pas de piste ni de nom, car je me dois de respecter le secret médical. Si l’on doit le savoir un jour, il suffit d’attendre. »
Attendre, le monde du sport ne fait que ça depuis le 23 mai 2006, jour où des poches de sang et du matériel de transfusion furent saisis à Madrid et ailleurs dans certains bureaux utilisés par le docteur dopeur le plus célèbre d’Espagne. Et cela risque de durer. Le président du comité olympique espagnol, Alejandro Blanco, exagérait à peine en 2016, lorsqu’il déclarait : « Nous en parlons depuis dix ans, et j’ai l’impression que ça pourrait durer vingt de plus. »
Des faits prescrits
En juin, l’Agence mondiale antidopage (AMA), la Fédération espagnole de cyclisme, l’Union cycliste internationale et le Comité olympique italien ont obtenu de récupérer les poches de sang jusqu’ici retenues par la justice espagnole dans un laboratoire de Barcelone. Objectif : identifier les sportifs ayant eu recours aux services du docteur Fuentes, maître ès transfusions sanguines, au-delà des six cyclistes déjà suspendus (dont l’Allemand Jann Ullrich, l’Espagnol Alejandro Valverde ou l’Italien Ivan Basso). Et ainsi rappeler que la justice sportive finit toujours par passer.
De crainte que la décision ne soit inversée, l’AMA avait alors dépêché, début juillet, un émissaire pour récupérer en urgence les quelque 200 poches et les ramener, seul au volant, à l’abri du laboratoire antidopage de Lausanne. En janvier, l’ADN de 36 propriétaires, selon la presse espagnole, a été extrait. Le sang des anciens clients d’Eufemiano Fuentes aurait dû ne faire qu’un tour. Mais l’antidopage est aux prises avec ses propres soucis de prescription.
Lorsque l’opération Puerto a été déclenchée, la prescription pour des faits de dopage était de huit ans. En 2015, elle était passée à dix ans, sans rétroactivité. Quoi qu’il en soit, l’affaire était, depuis mai 2016, plus ancienne encore. Avant même que la justice espagnole ne donne raison à l’AMA, son directeur général, David Howman, reniflait déjà le fumet des ennuis : « On en arrive au point où, même si nous les obtenons, nous ne pourrons pas nous en servir. Ce serait un problème juridique. »
« C’est extrêmement frustrant »
Bingo. Deux ans plus tard, on recroise le même David Howman, ayant passé la main, au même endroit, le symposium annuel de l’agence à Lausanne (Suisse). Au seul mot de Puerto, le Néo-Zélandais se prend la tête entre les mains. « C’est extrêmement frustrant. Que peut-on faire ? Donner les noms sans rien changer au palmarès ? C’est envisageable, mais est-ce légal ? Pour le responsable juridique de l’agence, c’est un casse-tête. »
Approché par Le Monde, ledit responsable juridique est parti en courant. L’actuel directeur général de l’AMA, Olivier Niggli, voit dans cette affaire l’occasion d’exercer son art de la circonlocution. Pour faire comprendre que l’AMA est très embarrassée, il dit :
« Vu le temps qu’a pris l’opération Puerto, il vous a certainement effleuré que beaucoup de choses pouvaient aujourd’hui être prescrites. (...) La réflexion juridique est en cours mais elle est compliquée car plusieurs judirictions sont en cause : l’Espagne, la Suisse et potentiellement d’autres. »
« Le processus n’aura pas lieu avant d’avoir une vision claire du juridique »
Le président de l’Agence mondiale antidopage, Craig Reedie, lors du symposium annuel de Lausanne. | FABRICE COFFRINI / AFP
Les laborantins de Lausanne n’ont pas encore tenté de mettre des noms sur les profils ADN dont ils disposent. Une opération qui, elle-même, poserait des questions pratiques et juridiques, précise Olivier Niggli au Monde :
« Où est-ce qu’on va trouver les échantillons [de contrôle antidopage] pour faire ce matching d’ADN ? Est ce que les fédérations internationales seront prêtes à nous fournir des échantillons ? Leur demande-t-on de faire elles-mêmes ces tests ? Veut-on se servir des résultats uniquement pour l’intérêt général du public ? Juridiquement, il faut être au point sur toutes ces questions.
Le processus [d’identification] n’aura pas lieu avant d’avoir une vision claire du juridique. Une fois que l’on décide d’aller de l’avant, et que l’on obtient des résultats, qui est responsable de faire quoi ? Il ne faut pas se retrouver dans une situation où personne ne veut rien faire. »
D’autre part, l’opération d’identification des propriétaires serait potentiellement interminable. Facile pour les quelques cyclistes ou athlètes connus comme ayant travaillé avec Eufemiano Fuentes. Laborieuse pour la poignée d’autres, ces « surprises » dont parlait le docteur lui-même.
Olivier Niggli promet qu’il ne regrette « absolument pas, vraiment », d’avoir récupéré les poches de sang. Mais, à l’heure qu’il est, l’AMA n’a qu’une certitude : « Cela va probablement être contesté et finir devant les tribunaux. »