Clara Hardy (à gauche) et Constance Madaule au 104 à Paris le 10 mars 2017 | BRUNO LEVY/Pour Le Monde

Il se raconte que c’est une princesse chinoise qui a découvert la soie, en prenant le thé à l’ombre d’un mûrier : voulant repêcher un cocon tombé dans sa tasse, elle ne put saisir qu’un fil, qui semblait sans fin. Clara Hardy et Constance Madaule, les cofondatrices de l’entreprise Sericyne, se proposent d’écrire une suite inédite à cette riche épopée lancée 2 700 ans avant notre ère.

Le secret du procédé, que ces deux Françaises de 27 ans ont mis au point, est d’ailleurs presque aussi jalousement gardé que celui qui a entouré pendant des siècles la fabrication des fils et des étoffes qui parvenaient d’Orient en Occident par les mythiques routes de la soie. Il consiste à faire fabriquer un non-tissé de soie par les vers du Bombyx mori (vers à soie du mûrier), dans la forme et la taille désirées.

Expertes en chenilles

Dans l’atelier où l’ingénieux tandem peaufine sa « soie Sericyne », au sein de l’incubateur de start-up du Centquatre-Paris, un bustier sans couture, un col finement dentelé ou un globe aussi aérien qu’une boule de papier donnent un aperçu des prouesses de ses chenilles ouvrières. Celles-ci commencent leur travail une fois « éduquées », selon le terme consacré des sériciculteurs, c’est-à-dire après avoir englouti 30 grammes de feuilles de mûrier chacune et multiplié leur poids par 10 000 en un mois, jusqu’à atteindre une taille de 6 centimètres. Chez Sericyne, au lieu de les laisser filer tranquillement leur cocon, on les dépose sur des moules, à la surface desquels elles régurgiteront un mélange de fibroïne (le fil de soie) et de séricine (la colle). Ainsi peuvent naître des carrés, des cubes, des disques, des sphères qui se prêtent à toutes les fantaisies, de la teinture à la broderie, en passant par la sérigraphie, les inclusions ou le plissage.

La flambée du cours du cocon venu de Chine pousse des acteurs du luxe européen à réfléchir au retour du vers à soie sous nos latitudes

Une petite révolution de la soie que Clara Hardy et Constance Madaule n’enferment ni dans le champ de l’artisanat ni dans celui de l’industrie. « A partir de cette nouvelle matière, on propose du sur-mesure ou des séries à des clients de la mode, de la décoration ou de l’emballage de luxe : c’est du B to B et du cas par cas », soulignent-elles. Leur approche est faite d’expérimentation (de matière, de moules) et de prototypage (de pièces textiles, luminaires, décors muraux, écrins, étiquettes, etc.), à mille lieues d’une production de masse indifférenciée qui trouverait difficilement sa place en France. Clara Hardy a commencé à tirer le fil de cette idée pour son projet de fin d’études en master 2 Design et innovation à l’Ecole normale supérieure de Cachan. « Il s’agissait de transformer d’une nouvelle manière des fibres textiles », raconte cette passionnée d’activités manuelles et artistiques originaire de la Manche, passée par une formation en menuiserie à l’Ecole Boulle.

Avec son imaginaire fort et son côté naturel, la soie lui est apparue comme la candidate idéale. Ce sont les vertus d’une autre chenille, celle de karité, qui avaient passionné Constance Madaule lors d’un stage au Burkina Faso, en 2013. Alors étudiante en ingénierie agricole à AgroParisTech, cette scientifique dans l’âme avait aidé un jeune entrepreneur burkinabé à mettre sur pied une filière agroalimentaire complète, de la cueillette à la vente de cet insecte dans les supérettes du pays.

La rencontre des deux expertes en chenilles, organisée par Laurent Rosso, directeur général de Terres Univia, l’interprofession des huiles et protéines végétales, s’est révélée fructueuse. Clara Hardy cherchait une « vision complémentaire » à la sienne pour poursuivre son projet. Habituée à la solitude de la chercheuse devant sa paillasse, Constance Madaule avait découvert chez FasoPro son goût pour « l’interaction avec des acteurs très divers ».

Productions secrètes

C’est à elle qu’incombe notamment la montée en puissance de la production du non-tissé de soie. Les surfaces passeront de 40 m2 en 2016 à 400 m2 cette année, grâce à un atelier installé ce mois-ci au cœur des Cévennes, à Monoblet. Un autre est en projet à Madagascar. Elle doit aussi réveiller la filière de sériciculture française. Car l’élevage de vers à soie dans les régions plantées de mûriers, à son apogée au milieu du XIXe siècle, s’est pratiquement éteint.

Maladies, concurrence de fibres artificielles et de la soie orientale après le percement du canal de Suez, coût de la main-d’œuvre… La flambée du cours du cocon venu de Chine – qui satisfait 90 % de la demande mondiale en fils de soie – pousse des acteurs du luxe européen, dont Hermès, à réfléchir au retour du vers à soie sous nos latitudes. En attendant, les éleveurs se comptent sur les doigts des mains, dont cinq entre Drôme, Ardèche et Cévennes, qui fourniront cette année 250 000 vers à soie à Sericyne. Moins de deux ans après sa création, l’intérêt pour cette start-up, qui préfère travailler avec des chenilles vivantes que des puces électroniques, se confirme.

Plusieurs productions, tenues secrètes, sont lancées, dont une pour la ligne Petit H d’Hermès. Et les fondatrices accumulent bourses, prêts d’honneur et récompenses. Dernier en date : le grand prix du programme NeXT du R3iLab, qui accompagne l’innovation textile en France. Elles ont aussi séduit des investisseurs, avec une première levée de fonds de 650 000 euros, fin mars.

Sericyne se donne cinq ans pour que sa matière devienne incontournable et génère un chiffre d’affaires de 4 millions d’euros. « On s’est fait beaucoup aider, on espère faire de même », expliquent les deux jeunes femmes, qui n’hésitent pas à partager leur expérience avec des étudiants. Elles espèrent que leur route de la soie française inspirera d’autres paris.