Des migrants traversent la mer Egée entre la Turquie et l’île de Lesbos, en Grèce, le 28 septembre 2015. | ARIS MESSINIS/AFP

« Je ne m’attendais pas à être traité comme un prisonnier en arrivant en Europe, dit en soupirant Eyad, 41 ans, arrivé le 11 novembre sur l’île de Lesbos. J’ai fui la guerre en Syrie, j’ai été torturé en prison par le régime d’Assad pour mes opinions politiques. Je pensais qu’en arrivant en Europe, je serais protégé, mais j’ai été détenu comme un criminel pendant deux mois à Lesbos avant d’obtenir ma carte de demandeur d’asile. » Depuis la mise en place de l’accord entre Ankara et l’Union européenne, le 20 mars 2016, tout migrant arrivé en Grèce depuis les côtes turques doit être renvoyé en Turquie après étude de sa demande d’asile.

Si la Turquie est jugée comme étant un « pays sûr » pour le demandeur, il ne pourra alors pas rester en Grèce. Depuis un an, 851 migrants ont été renvoyés en Turquie selon les derniers chiffres de la police grecque, soit parce qu’il ne s’agissait pas de personnes pouvant prétendre au statut de demandeur d’asile mais de migrants économiques, soit parce qu’ils optaient pour un retour volontaire, souvent désespérés à force de rester dans les camps des îles grecques dans des conditions déplorables. Aucun Syrien n’a jusque-là officiellement été forcé à retourner en Turquie.

Mais d’ici à quelques jours, le Conseil d’Etat grec pourrait prendre une décision qui fera jurisprudence. En effet, deux demandeurs d’asile syriens arrivés après le 20 mars 2016 ont fait appel pour ne pas être renvoyés en Turquie et ont été entendus par la justice grecque le 10 mars. « Si le Conseil d’Etat rejetait l’appel, cela pourrait ouvrir la voie à des renvois massifs de demandeurs d’asile en Turquie », explique Human Rights Watch dans un rapport publié le 15 mars.

« Après toutes les épreuves que nous avons traversées, ils veulent nous renvoyer en Turquie… »

Salim est arrivé le 20 mars 2016 sur l’île grecque de Chios, le jour même de l’entrée en vigueur de l’accord. « Je n’ai même pas eu le temps de marcher quelques mètres sur la terre ferme que la police m’a arrêté et m’a emmené dans un camp fermé, où je suis resté pendant vingt jours sans pouvoir sortir », explique Salim. Après avoir été envoyé sur l’île de Léros, « dans un camp surpeuplé où nous étions douze par conteneur, sans avoir aucune intimité », Salim a fini par obtenir sa carte de demandeur d’asile après deux mois et demi d’attente et a pu être transféré à Athènes, car considéré comme un cas « vulnérable ». Il a subi une opération chirurgicale au torse il y a quelques semaines.

Mais le jeune homme de 25 ans a eu le 14 octobre 2016 une mauvaise nouvelle : sa demande d’asile en Grèce a été rejetée en première instance. D’ici à une semaine il devrait avoir la réponse de son appel. « Après toutes les épreuves que nous avons traversées, ils veulent nous renvoyer en Turquie… Je ne compte pas attendre mon retour forcé bien sagement. Si j’avais l’opportunité et l’argent dans les jours à venir, je prendrais le chemin du nord de l’Europe avec un passeur ou même sans », s’exclame Salim.

« Dépressions et stress aigu »

Un an après l’accord entre l’Union européenne et la Turquie, près de 62 400 migrants seraient toujours bloqués en Grèce, d’après les chiffres du gouvernement grec. C’est à Léros, Cos, Chios, Samos, Lesbos, les cinq centres d’identification et d’enregistrements des migrants dits « hot spots », que la situation est la plus critique. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), ces cinq îles peuvent accueillir jusqu’à 8 759 personnes, alors que 14 000 demandeurs d’asile s’y trouveraient actuellement.

« A Lesbos, le camp de Moria est en surchauffe. Les conditions sont difficiles. Cet hiver, nous avons vu notamment des tentes non chauffées abriter des familles, trois personnes sont également mortes dans ce centre… », rappelle Efi Latsoudi qui, depuis 2012, gère à Lesbos un centre pour les réfugiés les plus vulnérables arrivés sur l’île (femmes enceintes, jeunes enfants, handicapés) et qui a été récompensée en 2016 par le prix Nansen pour les réfugiés décerné par le HCR. « Nous observons de plus en plus de cas de dépression et de stress aigu chez les réfugiés. Ils ont peur d’être renvoyés en Turquie. Certains sont depuis un an dans les camps sans savoir ce qu’ils vont devenir… », expose-t-elle.

Selon Médecins sans frontières, les automutilations et tentatives de suicide sont en « nette augmentation ». D’après le rapport de l’organisation non gouvernementle (ONG), à Lesbos les psychologues ont reçu ces derniers mois trois fois plus de patients souffrant de stress post-traumatique.

Des conditions « dégradantes »

A Lesbos, Efi Latsoudi s’inquiète également du « manque de transparence et de visibilité sur ce qu’il se passe dans les centres de détention », où sont détenus les migrants le temps que leurs demandes d’asile soient étudiées. « Un Syrien est ainsi détenu depuis six mois, dans des conditions qui nous sont inconnues puisque nous n’avons pas accès au site… », ajoute-t-elle.

Lors d’une visite à Lesbos jeudi 16 mars, le commissaire européen chargé des migrations, Dimitris Avramopoulos, a qualifié l’accord Turquie-UE de « succès », assurant qu’il avait permis de réduire le nombre d’arrivées en Grèce, qui seraient passées « de quelque 10 000 (…) par jour il y a un an à une cinquantaine en moyenne ».

Au contraire pour les ONG et les associations, comme Amnesty International, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), Human Rights Watch, Médecins sans frontières, Solidarity Now, le Conseil des réfugiés grec, et l’Union des droits de l’homme grecque, c’est un échec. Ce pacte « mine les valeurs européennes des droits de l’homme et de la dignité », viole le droit international de l’asile, et crée des conditions « dégradantes » pour les migrants bloqués sur les îles grecques, tout en favorisant les affaires des passeurs, ont-elles déclaré lors d’une conférence de presse jeudi, quelques jours avant le premier anniversaire de l’accord.