Eternit, géant de l’amiante, perd en appel
Eternit, géant de l’amiante, perd en appel
LE MONDE ECONOMIE
La décision des juges belges met fin à 17 ans de procédure et permet à toutes les victimes de déposer plainte.
Manifestation devant l’usine Eternit de Kapelle-op-den-Bos, le 23 juin 2015. | NICOLAS MAETERLINCK / AFP
Une famille belge engagée dans une longue bataille contre la multinationale de l’amiante Eternit a remporté une nouvelle manche, mardi 28 mars. La cour d’appel de Bruxelles a mis un terme à dix-sept années de procédure en estimant qu’Eternit connaissait depuis les années 1970 les effets cancérigènes de l’amiante-ciment mais n’avait pas pris les mesures nécessaires pour protéger ses travailleurs et les personnes vivant à proximité de ses usines.
La victoire de la famille Jonckheere est toutefois un peu amère : les juges d’appel ont réduit à 25 000 euros – au lieu de 250 000 euros selon un jugement du tribunal civil en première instance – l’indemnité à verser aux descendants de Françoise Vannoorbeeck-Jonckheere, morte du mésothéliome, un cancer de la plèvre causé par l’amiante. L’entreprise lui avait proposé, dans les années 1990, un dédommagement de 42 000 euros, qu’elle refusa. Son mari, ingénieur dans l’entreprise, est décédé en 1987, deux de ses fils sont morts en 2003 et 2009. Ils vivaient depuis 1958 à proximité de la principale usine du groupe, à Kapelle-op-den-Bos, dans le Brabant flamand.
Françoise Vannoorbeeck, décédée peu de temps après le dépôt de sa plainte, en 2000, a été contaminée par « l’amiante bleu », l’une des trois variantes de cette matière – considérée comme la plus dangereuse –, dont la production a été arrêtée en 1977. D’où le fait que la multinationale a plaidé – en vain – la prescription des faits : le juge bruxellois de première instance avait estimé que la prescription ne pouvait courir si une victime ignorait son mal, ce qui fut, longtemps, le cas de Françoise Vannoorbeeck.
« C’est un grand jour »
« La décision de la cour d’appel permettra désormais à toutes les victimes de déposer plainte contre Eternit ou d’autres firmes », souligne Me Jan Fermon, l’avocat de la famille. Des représentants des associations de victimes venues de plusieurs pays – Andeva en France, mais aussi d’Italie, d’Espagne et du Japon – manifestaient, mardi, devant le palais de justice de Bruxelles pour apporter leur soutien aux plaignants.
« C’est un grand jour. Cet arrêt représente, pour nous, un énorme soulagement et nous satisfait pleinement puisqu’il reconnaît la responsabilité et la faute de l’entreprise », expliquent Eric et Xavier Jonckheere, les deux fils encore en vie de Françoise Vannoorbeeck. Comme un troisième enfant du couple décédé, ils ont eux-mêmes été contaminés par des fibres d’amiante.
A l’issue du jugement, Eternit a publié, mardi, un communiqué indiquant qu’elle étudierait « attentivement » l’arrêt avant de décider de se pourvoir, ou non, en cassation. « L’amiante est un problème de société qui dépasse Eternit », estime l’entreprise.
« Bombe à retardement »
En 2011 déjà, la justice belge s’était montrée cinglante à son égard, évoquant son « cynisme incroyable » et la « chasse au profit » à laquelle s’étaient livrés ses dirigeants. Le juge du tribunal civil avait affirmé la nocivité d’un produit industriel longtemps jugé miraculeux puisqu’il résistait notamment à la chaleur et au feu. Il a été utilisé pour des plaques, des dalles, des tuiles, des conduits d’évacuation, etc. Eternit l’a exporté dans le monde entier et de très nombreux bâtiments vieux de plus de vingt ans comportent de l’amiante, à l’insu de leurs occupants et, souvent, des entrepreneurs qui y effectuent des travaux sans prendre les précautions nécessaires. Le produit est dangereux lorsqu’il est percé, scié ou déplacé, ce qui libère des fibres qui sont ensuite inhalées.
En Belgique, un inventaire des immeubles concernés a été établi, mais il ne porte que sur le secteur public. Un « fonds amiante » a, par ailleurs, été constitué et permet à des personnes contaminées d’obtenir des indemnités. Des juristes déplorent qu’il soit alimenté seulement par les pouvoirs publics et non par les entreprises qui ont négligé le danger du produit. Ce danger de l’asbeste – l’autre terme désignant l’amiante – a été démontré dès 1967, mais il a fallu attendre 1997 pour qu’elle soit interdite en Belgique et en Europe.
Elle aurait déjà causé la mort de quelque 200 000 personnes, mais reste autorisée dans certaines parties du monde, en Asie notamment. D’où l’inquiétude des scientifiques, qui évoquent une « bombe à retardement » et prédisent de nombreux autres décès, la maladie se déclenchant généralement au bout de vingt ou trente ans. Selon Andeva, l’association française des victimes, on trouverait 20 millions de tonnes d’amiante dans l’Hexagone.
Un millier d’actions introduites chaque année depuis vingt ans
Les ennuis judiciaires d’Eternit et d’autres sociétés ne devraient, en tout cas, pas s’arrêter. En France, on recense un millier d’actions introduites chaque année par des victimes depuis vingt ans. Des arrêts favorables aux victimes ont été rendus dès 2002 par la Cour de cassation. Le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante a été créé la même année et concerne les victimes et leurs ayants droit, pour toutes les maladies liées à l’amiante, sans que ceux-ci aient à démontrer l’existence d’une faute. Des décrets concernant le travail et les bâtiments ont fait de la réglementation française l’une des plus avancées. Le contrôle de l’application des textes est toutefois insuffisant, déplore l’Andeva.
L’association réclame des procès au pénal afin de juger « tous les responsables ». Une trentaine de dossiers sont toujours à l’instruction, concernant notamment Eternit, qui fut, avec Saint-Gobain, l’un des principaux producteurs d’amiante en France jusqu’à l’interdiction de la fibre.
Le procès le plus retentissant visant Eternit a eu lieu en Italie, où étaient poursuivis deux de ses dirigeants. L’amiante aurait causé 3 000 morts dans ce pays, où étaient implantées plusieurs usines. De lourdes condamnations sont tombées en 2012, mais, deux ans plus tard, la Cour de cassation italienne mettait un terme à vingt ans d’enquêtes et d’espoir en invoquant la prescription, les usines concernées ayant fermé en 1986. Le gouvernement, dirigé à l’époque par Matteo Renzi, avait évoqué sa « tristesse » et promis un « changement des règles du jeu ».