Côte d’Ivoire : « Ce qui a fait chuter les cours du cacao, c’est la spéculation »
Côte d’Ivoire : « Ce qui a fait chuter les cours du cacao, c’est la spéculation »
Propos recueillis par Cyril Bensimon
Les prix ont baissé de 30 % depuis juillet 2016. Mais Youssouf Carius, directeur du fonds Pulsar Partners, se dit confiant, car la demande reste soutenue.
Un nuage de plus sur l’économie ivoirienne. Après un début d’année marqué par des mutineries de soldats et des grèves de fonctionnaires, les autorités ivoiriennes doivent gérer une chute violente des cours du cacao. Depuis juillet, les prix de cette fève qui représente 15 % du PIB ivoirien ont baissé de plus de 30 % sur les marchés internationaux.
En conséquence, pour la campagne intermédiaire qui a commencé début avril, le Conseil café-cacao (CCC), qui est chargé de réguler la filière, a annoncé aux planteurs que leurs fèves ne seraient achetées que 700 francs CFA le kilo (1,07 euro), au lieu de 1 100 francs CFA lors de la récolte précédente.
Youssouf Carius, directeur général de Pulsar Partners, un fond d’investissement présent en Côte d’Ivoire, décrypte pour Le Monde Afrique les raisons de cette chute des cours du cacao et ses implications locales.
Pourquoi les cours du cacao se sont-ils effondrés de plus de 30 % depuis juillet 2016 ?
Youssouf Carius Il existe plusieurs opinions sur le sujet. Je pense que structurellement, quand on regarde l’offre et la demande, le marché du cacao n’était pas censé dévisser. Ce qui a fait chuter brutalement les cours, c’est la spéculation.
On a connu pendant trois ou quatre ans une accalmie sur les matières premières agro-industrielles. Rares étaient celles dont les prix se maintenaient à la hausse. Par exemple, ces quatre dernières années, les prix de l’huile de palme, du coton et de bien d’autres matières premières très échangées en Afrique étaient très bas. La seule valeur refuge pour les fonds spéculatifs qui investissent dans le domaine des agro-industries, c’était le cacao, avec aussi quelques marchés de niche. Cela a maintenu le cours du cacao très haut pendant les quatre dernières années.
Aujourd’hui, il y a beaucoup de matières premières comme le café, l’anacarde, le coton, qui repartent à la hausse, si bien que les fonds spéculatifs sont en train de se désengager du cacao. Ce qui pose problème, c’est la logique spéculative. Il y a deux ans, une étude montrait qu’environ 30 % des transactions qui s’exécutent sur le cacao étaient le fait de fonds d’investissement et non de professionnels du secteur.
Mais en augmentant sa production d’une année à l’autre, la Côte d’Ivoire n’a-t-elle pas généré une crise de surproduction ?
Je ne le pense pas. Quand on regarde la production et la demande, on est encore en situation de pénurie. La demande de chocolat reste soutenue. La production mondiale, et notamment ivoirienne, reste faible par rapport à la demande potentielle sur le chocolat et les produits dérivés du cacao. Structurellement, ce marché se porte bien car la demande asiatique, qui n’est pas encore couverte, se développe, et la demande africaine également.
Il n’y a aucune raison structurelle pour que ce marché dégringole. Ce qui le fait chuter, c’est l’ensemble des transactions complexes qui s’exécutent derrière les transactions physiques. Une fève de cacao qui est vendue physiquement à partir du port d’Abidjan, c’est-à-dire sur le marché de vente à terme en Côte d’Ivoire, peut représenter une bonne soixantaine de transactions sur les marchés internationaux.
Pour la campagne intermédiaire qui débute, le prix garanti aux planteurs a baissé de 36 %. Doit-on considérer cela comme un échec de la réforme mise en place par le président Alassane Ouattara, en 2012, qui a réintroduit une certaine régulation de la filière pour préserver les planteurs des fluctuations du marché ?
Je pense que c’est encore prématuré pour le dire. Le modèle qui a été mis en place en Côte d’Ivoire a pour objectif de faire gagner aux planteurs environ 60 % du prix du cacao sur les marchés internationaux. Aujourd’hui, les prix sont revenus à leur niveau de 2011 et à l’époque, les planteurs s’en contentaient. On a connu une période de prix à la hausse du fait du marché, mais là, ce qui choque les planteurs, c’est la baisse. Nous sommes sur une matière dont les cours fluctuent et l’important, pour les planteurs comme pour les intermédiaires, est de construire des stratégies qui permettent d’absorber les périodes de choc.
Le rôle des acheteurs locaux, qui ont continué à spéculer à la hausse et se sont finalement retrouvés incapables de payer les producteurs quand les cours se sont retournés, a été pointé du doigt. Sont-ils réellement responsables de la situation actuelle, qui aurait déjà causé une perte de près de 300 millions d’euros à l’Etat ivoirien ?
Je ne suis pas sûr qu’ils soient les responsables de cette crise. Il y a eu des petits exportateurs locaux qui ont eu des défauts de paiement sur leurs contrats, mais, selon moi, cela est marginal, car ils ne représentent pas des volumes importants sur le marché ivoirien et demain ils verront certainement leur agrément retiré. A mon avis, ce qui a surtout fait défaut, ce sont les capacités de contrôle, et notamment la capacité du CCC à faire respecter les prix bord-champ [les prix payés aux planteurs].
Le CCC n’a donc pas rempli son rôle de protection des planteurs ?
On peut jeter la pierre aux fonds spéculatifs, mais ils sont dans leur rôle. Leur vocation est de tirer des rendements dans une stratégie d’investissement. Le modèle mis en place par le CCC permet théoriquement, à travers une caisse de stabilisation, d’amortir les chocs.
Par exemple, sur la campagne précédente, le prix aux planteurs avait été fixé à 1 100 francs CFA. Il y a eu un choc sur le marché avant la fin de la campagne et c’est donc à la caisse de stabilisation du CCC de combler cette différence auprès des planteurs. Maintenant, la vraie question : cette caisse est-elle réellement capable d’absorber le choc actuel ? Je ne le sais pas et je ne crois pas que le CCC ait intérêt à communiquer sur ces questions-là, car le marché pourrait sanctionner, négativement ou positivement, ses prises de parole.
En février, les autorités ivoiriennes ont annoncé un audit du système de commercialisation du CCC. Cela signifie donc que la filière demeure opaque ?
Je ne suis pas sûr que ce système doive être totalement transparent. La Côte d’Ivoire maîtrise entre 35 % et 40 % de la production mondiale. Si le CCC était totalement transparent sur les prévisions de production et sur ce qui se passe sur les marchés à terme, les marchés internationaux sanctionneraient. Quand on a l’avantage de contrôler une bonne partie de la production mondiale, il faut en jouer stratégiquement. La transparence totale vis-à-vis des marchés, intérieur et international, n’est pas forcément à l’avantage du pays. Autour du cacao, il y a 6 millions de personnes qui vivent en Côte d’Ivoire. L’impact social peut donc être très important.
En revanche, l’audit était nécessaire car on sait que sur le terrain, le CCC rencontre des problèmes dans le contrôle des prix. Certains opérateurs ne respectent pas les prix bord-champ, qui sont fixés par décret. Il faut donc que l’instance de régulation puisse détecter et éventuellement sanctionner les opérateurs qui se mettent hors-la-loi. Cette capacité opérationnelle aujourd’hui fait défaut. Les audits sont en cours pour répondre à ces problèmes, mais aussi pour tester la capacité du modèle à absorber les niveaux de choc que connaît le marché.
Après l’annonce d’une chute de 36 % du prix bord-champ, n’y a t-il pas un risque de voir une bonne partie des planteurs ivoiriens aller écouler leur récolte au Ghana, où ils pourraient en tirer un meilleur prix ?
Ce risque existe. On a vu déjà lors de campagnes précédentes une partie de la production passer frauduleusement la frontière.
Pourquoi la Côte d’Ivoire et le Ghana, qui contrôlent ensemble 60 % de la production mondiale de fèves, ne sont-ils pas en mesure de s’entendre pour être moins soumis aux fluctuations des cours mondiaux ?
Il y a déjà des ententes tacites. Les modèles ghanéen et ivoirien se ressemblent beaucoup car il y a eu énormément d’échanges entre les deux pays. Après, il est vrai qu’il n’y a pas d’organisation formelle. Je pense qu’il serait intéressant de construire une plateforme sur un modèle un peu semblable à l’OPEP [Organisation des pays exportateurs de pétrole]. On en parle beaucoup dans les couloirs, mais je ne sais pas si, au plus haut niveau de l’Etat, il existe cette volonté.