« Je suis arrivé à Paris en train, depuis Nice. Je n’avais que les vêtements que je portais, j’avais perdu mon sac et, avec lui, toutes mes affaires lors de la traversée entre la Turquie et la Grèce ». Souvent, les mots de Hamid (le prénom a été changé à sa demande) se confondent avec ceux d’Abdu, de Safi, d’Amine et des autres. Des mots qui racontent l’exil et son lot de difficultés. Venus principalement du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne, ils se sont côtoyés, à quelques semaines ou mois d’intervalle, sur les trottoirs de l’Est parisien.

« En Italie, j’ai rencontré deux compatriotes afghans avec qui j’ai fait le voyage jusqu’à la gare du Nord. L’un d’entre eux m’a dit qu’il y avait un endroit où se retrouvaient tous les réfugiés. Je l’ai suivi. On a pris le métro et on est arrivés dans un endroit près d’un point d’eau [le canal de l’Ourcq], raconte Hamid. C’était la nuit, je ne distinguais pas grand-chose. J’ai juste vu les tentes et qu’il y avait beaucoup de monde à cet endroit. Des Afghans et aussi quelques Pakistanais. A cette époque, j’étais très fatigué à cause de mon voyage. Un Afghan que je ne connaissais pas a vu que j’étais épuisé. Il m’a proposé de partager sa tente pour la nuit. Je suis resté là plusieurs jours avant l’arrivée de la police qui m’a conduit dans un centre de France Terre d’asile. »

Comme Hamid, c’est aussi avec l’aide d’un compatriote qu’Abdu a trouvé le chemin du métro Stalingrad, à son arrivée à Paris. Il est resté « longtemps », dit-il, sans préciser davantage. « Je ne pensais pas vivre un jour comme ça », s’étonne le jeune homme, regard doux et corps de brindille. « La première semaine a été très difficile. J’ai eu beaucoup de mal à accepter de dormir dans la rue. »

Abdu explique qu’il a quitté l’Erythrée à 17 ans, pour fuir le service militaire à durée indéterminée auquel il venait d’être convoqué. Arrivé en France par le Sud, il a lui aussi rejoint Paris en train. A la gare de Lyon, « j’ai demandé à une dame où se trouvait le camp pour les réfugiés. Elle ne savait pas », raconte-t-il en écarquillant les yeux, qu’il a déjà grands. « J’étais très surpris, je pensais qu’il y avait un endroit avec des ONG, comme en Italie. »

Les mieux lotis ont été hébergés et accompagnés

Depuis novembre 2016, un centre humanitaire de premier accueil – comme l’imaginait Abdu – a bien ouvert à la porte de La Chapelle, dans le 18e arrondissement, pour mettre à l’abri les hommes migrants et les réorienter vers des hébergements en province. Mais en ce mois d’août 2016, lorsqu’il pose son baluchon, ce sont les campements de fortune de l’est parisien qui constituent le point de chute des nouveaux arrivés. Jusqu’à quatre mille personnes se sont parfois amassées là, au gré des évacuations et des « mises à l’abri » décidées par les autorités – une trentaine d’opérations de juin 2015 au 4 novembre 2016.

Que sont devenues ces personnes, en grande majorité des hommes âgés d’une trentaine d’années ? Les trajectoires sont multiples, même si, comme les récits, elles peuvent se ressembler. Les mieux lotis ont été hébergés et accompagnés dans leurs procédures de demande d’asile. C’est le cas de Hamid et d’Abdu. Un beau jour, au petit matin, « les policiers sont venus », racontent comme en écho les deux hommes, qui pourtant ne se sont jamais rencontrés.

La préfecture d’Ile-de-France a mis en place l’opération de « mise à l’abri » démarrée à l’aube, le 4 novembre 2016. Le campement, situé dans le nord-est de Paris, comptait presque 4 000 personnes. | PHILIPPE LOPEZ / AFP

« On est montés dans des bus. Je suis allé à Créteil », dans un centre d’hébergement géré par l’association France Terre d’asile, explique Abdu, le jeune Erythréen. Il a passé deux mois dans le Val-de-Marne, a repris des forces, avant d’être orienté vers un centre d’accueil pour demandeur d’asile à Louvain, dans l’Oise. Il se rend tous les jours à l’Alliance française pour perfectionner un français qu’il maîtrise désormais correctement et attend la décision de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) concernant la demande d’asile qu’il a déposée mi-septembre 2016.

Hamid a, lui aussi, connu les chambrées de Créteil avant d’être envoyé à Bordeaux, où il fêtera ses 30 ans cette année, avec l’espoir d’une nouvelle vie.

Abdu et Hamid font partie des chanceux ; d’autres le sont moins. Les plus fragiles se sont « clochardisés », trop abîmés, cassés au terme de leur périple par l’ultime épreuve de la rue, témoigne une habitante du quartier Jaurès. Comme beaucoup de riverains, elle a pendant des mois distribué de la nourriture, des vêtements, donné des cours de français. L’image de gens se lavant les dents dans le caniveau sous ses fenêtres ne s’efface pas.

Les « protégés » de Mireille

Entre les issues heureuses et ces vies qui chavirent existe toute une gamme de destins individuels racontant les solidarités et les défaillances du système d’accueil des migrants. Le 22 juillet 2016, un communiqué de la préfecture fait état de 2 598 personnes « prises en charge » sur les campements. Comme à l’accoutumée, des bus sont affrétés depuis le boulevard de la Villette et le quai de Jemmapes. Une quarantaine d’hommes, des Afghans et des Soudanais, sont conduits à Dreux (Eure-et-Loir).

Prévenue par sa fille, engagée dans un des collectifs parisiens de soutien aux exilés, Mireille les attend à l’arrivée, désireuse d’aider. Les jeunes hommes sont logés jusqu’à la fin octobre dans un hôtel et reçoivent quotidiennement des tickets services de sept euros. Impossible de faire deux repas journaliers corrects avec cette somme, surtout sans cuisine, tempête la dynamique retraitée de 70 ans, qui prend l’habitude de cuisiner une marmite par semaine qu’elle apporte à ceux qu’elle désigne affectueusement comme ses « protégés ».

Au bout de trois mois, la vingtaine d’Afghans sont répartis dans sept logements sociaux à Dreux et à Vernouillet. Depuis, au volant de sa Twingo jaune, Mireille parcourt chaque mercredi plus de quatre-vingts kilomètres pour leur rendre visite. « Je fatigue, mais si je ne le fais pas, qui les aidera ? », interroge celle qu’ils sont nombreux à appeler « Mamie ».

Sur sa page Facebook, elle feuilletonne son quotidien de bénévole solitaire. Les anecdotes sont nombreuses et les tâches variées : se procurer à chaque saison des vêtements et des chaussures, conduire un malade à l’hôpital, accompagner un groupe aux Restos du cœur, expliquer à chacun comment fonctionne un congélateur, pourquoi il faut fermer les robinets…

« Aujourd’hui, la plupart bénéficient de la couverture maladie universelle [CMU] et disposent d’une petite allocation d’environ 200 euros par mois. Une quinzaine a obtenu un statut de réfugié et les autres ont des rendez-vous prévus à l’Ofpra, détaille Mireille. Mais je suis seule à les aider, à leur rendre visite et à créer un lien. Ces jeunes gens ont été complètement abandonnés à leur sort et j’ai parfois l’impression de me battre contre des moulins. »

Un pauvre matelas humide et un manteau troué

La vingtaine de Soudanais arrivés à la fin du mois de juillet 2016 ont été « renvoyés à Paris en autocar sans explication », à la fin du mois d’octobre, affirme Mireille, qui a depuis perdu leur trace. Ont-ils retrouvé les trottoirs parisiens ? Nul ne sait. Une chose est sûre. Si les campements d’envergure ont pour l’heure disparu, les acteurs de terrain évaluent à environ six cents le nombre de migrants actuellement en errance dans la capitale.

« Ce sont des groupes disparates, davantage disséminés, qui vont d’une dizaine à quelque deux cents ou trois cents personnes par endroits », estime Pierre Ramel, coordinateur des programmes d’Ile-de-France à Médecins du monde. Beaucoup gravitent autour de « la bulle » (surnom donné au centre d’accueil de la porte de la Chapelle) et convergent, selon les heures, vers des lieux de distribution de nourriture.

Safi est de ceux-là. A 25 ans, ce père de famille afghan est arrivé en France le 23 novembre 2016, après avoir, dit-il, été menacé et battu par les talibans. Depuis, il vit avec quelques compagnons de misère sous l’échangeur de la porte de la Chapelle, dans le vacarme des véhicules. Un pauvre matelas humide et un manteau troué pour seule protection contre le froid de la nuit. Et pour tenir dans « sa vie folle », il allume à intervalles réguliers l’écran de son téléphone portable. Apparaît alors la photographie d’un adorable bébé aux yeux noirs ourlés de longs cils, sa troisième fille, née le 8 janvier dans son village d’Afghanistan, un mois après qu’il a déposé sa demande d’asile en France.