« Nous, victimes de l’attentat de Karachi, désespérons de connaître un jour la vérité »
« Nous, victimes de l’attentat de Karachi, désespérons de connaître un jour la vérité »
Par Collectif
Dans une tribune au « Monde », des victimes et des familles de victimes dénoncent l’enlisement du dossier, près de quinze ans après cet attentat qui a coûté la vie à 14 personnes, dont 11 Français.
[Le 8 mai 2002, à Karachi (Pakistan), un kamikaze au volant d’un faux taxi fonce sur un bus transportant des employés français de la Direction des constructions navales (DCN) de leur hôtel au chantier abritant les sous-marins vendus par la France. L’attentat provoque la mort de 14 personnes, dont 11 Français, et fait 12 blessés. D’abord attribué à Al-Qaida, l’attentat pourrait être lié à la campagne présidentielle française de 1995. Alors que la vente de sous-marins a donné lieu à des versements de commissions par la France, Jacques Chirac, élu président de la République en 1995, ordonne de cesser ces versements, convaincu qu’ils donnent lieu à des rétrocommissions destinées à son adversaire Edouard Balladur. Auditionné par une commission d’enquête parlementaire en novembre 2009, François Léotard, ministre de la défense de 1993 à 1995, juge la piste Al-Qaida « peu probable » et privilégie « une vengeance de personnes n’ayant pas touché leur part de commissions ».]
Par Cécile Delavie et Virginie Bled, veuves de Jean-Pierre Delavie et Cédric Bled, décédés dans l’attentat, Claude Etasse, Gilbert Eustache, Jérôme Eustache, Frédéric Labat, Christophe Polidor et Gilles Sanson, blessés dans l’attentat
TRIBUNE. Dix-huit mois après le départ du juge Marc Trévidic du pôle antiterroriste du Tribunal de grande instance de Paris, l’information judiciaire criminelle consacrée à l’attentat de Karachi, perpétré le 8 mai 2002, est au point mort. La juridiction d’instruction désormais en charge de ce lourd dossier n’a pu en prendre connaissance, faute de temps et de moyens. Si nous comprenons parfaitement que la priorité soit donnée aux récents attentats terroristes perpétrés sur le territoire national, nous constatons que les pouvoirs publics ont fait le choix budgétaire de prioriser des dossiers, d’en sacrifier certains, d’en enterrer d’autres. En mai 2012, François Hollande déclarait vouloir « être jugé sur la justice et la jeunesse » ; qu’il en soit donc ainsi.
Nous, victimes de l’attentat de Karachi, constatons que, contrairement aux promesses électorales de François Hollande, la Cour de justice de la République est toujours en place et enterre à son tour, et progressivement, le volet financier du dossier Karachi. Grâce à son maintien, François Léotard, à l’époque des faits ministre de la défense, et Edouard Balladur, premier ministre, ont pu échapper à l’instruction menée et clôturée en 2014 par le juge Renaud van Ruymbeke, et, par là même, à leur renvoi devant le tribunal correctionnel. Cette information judiciaire a pourtant mis en exergue tout un système de corruption au sein duquel MM. Léotard et Balladur ont joué un rôle déterminant.
Dans le cadre de l’exécution du contrat de vente des sous-marins Agosta, des commissions ont été versées par la France au réseau d’intermédiaires baptisé « réseau K » (dirigé par M. Ben Moussalem, proche des milieux djihadistes), dont le seul but était de percevoir des rétrocommissions aux fins de financer la campagne présidentielle de M. Edouard Balladur. Et c’est très probablement l’arrêt du versement de ces commissions, décidé par M. Jacques Chirac, devenu président de la République, qui est la cause de l’attentat dont nous sommes victimes.
Une information judiciaire en déshérence
Nul ne sait ce qu’il est advenu de cette procédure devant la Cour de justice de la République : si François Léotard a été entendu, si Edouard Balladur a été mis en examen. Le plus probable est que cette pseudo-juridiction – qui, elle aussi, a su prioriser ses dossiers en instruisant à grande vitesse le dossier Lagarde-Tapie et en dispensant de peine Christine Lagarde, devenue directrice générale du Fonds monétaire international – prend grand soin de sacrifier le volet financier du dossier Karachi.
Nous, victimes de l’attentat de Karachi, constatons que la règle inéluctable selon laquelle un juge doit quitter ses fonctions après dix années d’exercice a conduit à ce que ce dossier ne plus du tout instruit. Cette règle, qui se justifie certes par le fait que le juge ne doit pas devenir propriétaire de sa fonction, nécessite des moyens financiers. Le remplacement d’un magistrat qui a instruit pendant dix ans un dossier qu’il connaît sur le bout des doigts ne s’improvise pas. Et puisque – contrairement aux promesses électorales de François Hollande – la justice n’a jamais été la priorité de ce quinquennat, nous ne pouvons que déplorer l’absence de moyens qui conduit aujourd’hui la juridiction d’instruction à laisser en déshérence cette information judiciaire criminelle.
Entre les secrets d’Etat, le secret défense, les promesses budgétaires non tenues et le maintien d’une Cour de justice de la République si prompte à blanchir ou à gagner du temps, nous, victimes de l’attentat de Karachi, désespérons de connaître un jour la vérité.