TV : « Ni dieu ni maître », une fresque en rouge et noir
TV : « Ni dieu ni maître », une fresque en rouge et noir
Par Antoine Flandrin
Notre choix du soir. Du manifeste fondateur de Proudhon en 1840 à la chute de Barcelone en 1939, Tancrède Ramonet retrace un siècle d’anarchisme (sur Arte à 20 h 50).
Ni Dieu ni maitre - Une histoire de l'anarchisme (1/2) - ARTE
Durée : 01:11:19
Restituer la complexité de l’histoire de l’anarchisme dans une fresque documentaire en deux parties, sans tomber dans la mythification : un pari risqué. Le réalisateur Tancrède Ramonet y est parvenu avec beaucoup d’habileté.
Ses choix osés se sont révélés judicieux. En optant pour une temporalité large, de 1840 à la seconde guerre mondiale, le réalisateur aurait pu se perdre en route tant la liste des grèves, des révolutions et des attentats auxquels prirent part les anarchistes est longue. A l’intérieur de ces deux bornes chronologiques, il a réussi à aborder de manière équilibrée les diverses expériences anarchistes qui ont marqué ce siècle, du collectivisme libertaire à l’anarcho-syndicalisme, en passant par le terrorisme anarchiste.
Sans surprise, le film commence en 1840, date à laquelle Pierre-Joseph Proudhon publie le manifeste fondateur de la pensée anarchiste Qu’est-ce que la propriété ?, jetant ainsi les bases d’une solution libertaire, égalitaire et antiautoritaire à la misère terrible qui se développe depuis le début du siècle dans les pays industrialisés. Il se termine avec la fin de la guerre d’Espagne, le 1er avril 1939. Les anarchistes sont chassés de Catalogne, quand ils ne sont pas internés ou fusillés. Pris dans les ténèbres de la seconde guerre mondiale, le mouvement anarchiste ne s’en relèvera jamais. Ses héritiers ne parviendront pas à ressusciter cette force politique qui séduisit pendant un siècle tant d’ouvriers de Paris à Chicago, de Tokyo à Barcelone ou encore de Mexico à Moscou.
Barricades pendant la guerre civile en Espagne | DR
Le film s’appuie sur les éclairages d’une quinzaine d’historiens français, italiens, américains, canadien, espagnols, russes dont les publications récentes ont permis de renouveler l’étude des différents courants anarchistes. Cette surabondance d’intervenants aurait pu plomber le documentaire. Il n’en est rien. Leurs explications instructives permettent de nuancer le commentaire, qui joue par moments sur le fil de l’émotion.
Illustrée par une quantité impressionnante d’archives photographiques, d’estampes, d’affiches, de cartes postales, mais également par de nombreux extraits de films d’actualité ou de reconstitution, cette fresque, aux airs d’épopée, n’oublie pas les aspérités, les ambiguïtés et les contradictions de l’anarchisme. Le film revient sur les différents débats d’idées qui ont divisé les anarchistes et les communistes. En 1864, lors du congrès de la première Internationale des travailleurs à Londres, les anarchistes sont largement majoritaires. Mikhaïl Bakounine voit dans la dictature du prolétariat proposée par Karl Marx « la menace d’une effrayante bureaucratie rouge ».
La « propagande par le fait »
En suivant les itinéraires transnationaux des grandes figures de l’anarchisme, Piotr Kropotkine, Errico Malatesta ou Emma Goldman, le documentaire explore les circulations des modèles. Ainsi, la pensée anarchiste s’internationalise-t-elle, avec toujours ce refus de tout embrigadement derrière un chef.
La « propagande par le fait », stratégie adoptée par les anarchistes à la fin du XIXe siècle, englobant les attentats terroristes, le sabotage, le boycott ou la reprise individuelle, est étudiée de manière approfondie. Tancrède Ramonet rappelle que ces méthodes ne peuvent être comprises hors de la séquence de la Commune de Paris (1871). Les anarchistes, en première ligne, sont massacrés pendant la « semaine sanglante » qui fera quelque 20 000 morts. Cette répression féroce inaugure une escalade de la violence : à Chicago, lors de la grève générale du 1er mai 1886, un anarchiste jette une bombe sur des policiers. Huit grévistes, pourtant innocents, seront exécutés. Plusieurs têtes couronnées et hommes politiques seront par la suite assassinés : le tsar de Russie Alexandre II (1881), le président français Sadi Carnot (1894), l’impératrice d’Autriche Sissi (1898) ou encore le roi d’Italie Humbert Ier (1900). Une série d’attentats qui contribuera à forger la légende noire de l’anarchisme.
Ni Dieu ni maitre - Une histoire de l'anarchisme (2/2) - ARTE
Durée : 01:11:27
En filigrane, le film raconte une histoire de vaincus. Pendant la révolution mexicaine (1910-1920), la révolution russe de 1917 et la guerre d’Espagne (1936-1939), les anarchistes tiennent le haut du pavé, contribuant à renverser les régimes en place. Mais ils sont à chaque fois éliminés par le pouvoir réactionnaire ou par leurs rivaux communistes. En Ukraine, la « Makhnovchtchina », puissante armée révolutionnaire insurrectionnelle, d’inspiration anarchiste, mise sur pied, en 1917, par un paysan dénommé Nestor Makhno, sera anéantie par les bolcheviks. Le pouvoir soviétique fera ensuite tout pour effacer la mémoire de cette armée dont l’ambition était d’instaurer une société sans Etat où les terres seraient collectivisées et les entreprises autogérées.
Si cette fresque laisse pointer un soupçon de nostalgie pour l’anarchisme, mouvement aujourd’hui marginal, elle n’en demeure pas moins passionnante tant elle met en lumière des idées, des événements et des personnages méconnus et trop souvent caricaturés.
Ni dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme, de Tancrède Ramonet (Fr., 2016, 2 × 75 min).