Oubliez les canaux, les bicyclettes, les façades à pignons et les étals de tulipes. C’est le visage moderne de la capitale néerlandaise qui se dévoile au visiteur empruntant l’A10 pour rejoindre le quartier Zuidoost d’Amsterdam. Loin des clichés de carte ­postale, entrepôts et bureaux dessinent le décor de cette banlieue en plein essor qui héberge aussi l’Amster­dam ArenA, le plus grand stade des Pays-Bas. Erigé au niveau du périphérique, un immense bâtiment de verre cerné d’un cadre de béton noir fait le beau. Un logo en lettres capitales blanches se charge des présentations : depuis ­janvier 2014, cet impressionnant pavé héberge le siège de G-Star Raw, le géant du denim néerlandais dont la pop star Pharrell Williams est devenue copropriétaire cette année.

Situé face au périphérique, dans le quartier Zuidoost, le siège de G-Star Raw est l’œuvre de l’OMA, l’agence fondée par l’architecte Rem Koolhaas. | Henk Wildshut pour M Le magazine du Monde

Cinq cents employés, hier dispersés dans plusieurs bureaux de la capitale, travaillent ici : stylistes, équipes marketing, directeurs artistiques, attachés de presse… Pour les réunir, G-Star Raw a fait appel à OMA (Office for Metropolitan Architecture), l’agence fondée par Rem Koolhaas, architecte et théoricien de l’architecture néerlandais. Réputé pour ses réalisations spectaculaires, Koolhaas affiche un CV en or (on lui doit le siège de la ­télévision centrale à Pékin, le ­quartier d’affaires Euralille, la bibliothèque de Seattle…) et un palmarès vertigineux (Equerre d’argent, prix Pritzker…).

Le comptoir d’accueil du hall d’entrée est signé Marc Newson, designer australien en vogue. | Henk Wildshut pour M Le magazine du Monde

Le siège social de G-Star Raw a vu le jour après dix-huit mois de travaux. On y pénètre en passant sous une avancée vitrée en porte-à-faux, comme suspendue dans le vide. A ­l’entrée, un imposant bureau signé Marc Newson, designer australien en vogue, ne laisse apparaître que la tête des réceptionnistes. Quelques mètres plus loin, le gigantisme du bâtiment (140 m de long et 27 500 m2 au sol) saisit le visiteur : plus que dans un siège social, on croirait entrer dans un aéroport.

L’impression est justifiée : le bâtiment a été envisagé comme un hangar à avions. Il dispose d’ailleurs de deux portes coulissantes monu­mentales. Leur ouverture, qui nécessite une quinzaine de minutes, permet de rendre visible l’intérieur du bâtiment, de façon à exposer aux automobilistes la dernière collection (en l’occurrence, celle du styliste Aitor Throup, disponible en novembre). « Nous voulions réunir les équipes dans un même espace afin qu’elles se mettent au service du même projet, explique Thecla ­Schaeffer, directrice marketing. Comme dans un hangar à avions, où vous trouvez aussi bien les ­mécaniciens que les ingénieurs à l’œuvre sur le même appareil. » L’image du hangar témoigne aussi de l’attachement de l’entreprise à l’esthétique industrielle : au début des années 2000, G-Star a été rebaptisée « G-Star Raw » (soit « G-Star Brut ») en référence à l’aspect non traité de ses jeans, commer­cialisés à peine sortis de l’usine.

Les modèles exposés apportent des touches de couleurs à l’austérité du décor. | Henk Wildshut pour M Le magazine du Monde

Le volume du bâtiment est accentué par une quasi-absence de cloisons fixes. Le personnel ne risque pas de faire le mur : il n’y en a pas, à l’exception d’une longue séparation vitrée qui traverse l’édifice dans sa longueur. Les cinq étages ont été conçus en quinconce, de sorte que, où que les employés soient, ils puissent voir ce qui se passe aux autres niveaux. Cette organisation de l’espace a été voulue par le directeur créatif du design d’intérieur de l’entreprise, Pieter Kool. Et inspirée par une reine. Pas celle des Pays-Bas, mais celle qui butine. « Notre modèle était la pollinisation croisée des abeilles. Nous ­voulions que des idées puissent germer dans un service et se diffuser dans les départements voisins. Et que ce soit le ­bâtiment, par sa façon d’être agencé, qui permette cela. C’est réussi, la communication directe est plus grande. Les employés s’envoient moins ­d’e-mails qu’avant. »

Répartis sur cinq étages spacieux, les 500 employés peuvent, où qu’ils soient, observer le travail des autres services. | Henk Wildshut pour M Le magazine du Monde

Les quatorze studios des ­stylistes ont été conçus comme un ­terrain de jeux : une combinaison de parois mobiles permet de dessiner des espaces ­distincts, et de tout changer le lendemain si besoin. Idem pour les bureaux, pour lesquels Pieter Kool a mis au point un système modulaire de ­cloisons. Pour meubler ­l’ensemble, G-Star a pioché dans la collection Prouvé Raw, une gamme de chaises et de bureaux initialement dessinés par Jean Prouvé dans les années 1940, et réinterprétés par l’équipe de G-Star Raw en collaboration avec le fabricant de mobilier suisse Vitra. ­Adaptée à la vie de bureau d’aujourd’hui, cette collection, disponible à la vente, côtoie du mobilier ancien conçu par Pierre Jeanneret pour Chandigarh, la ville indienne fondée par Le Corbusier. Les tons industriels (kaki, bordeaux) contrarient à peine la sobriété du bâtiment, où le béton, le verre et l’aluminium dominent. Un décor épuré, conçu pour favoriser la créativité des équipes. « Cela a fait l’objet de longues discussions avec les architectes de l’OMA, se ­souvient Pieter Kool. Nous ne voulions pas de couleurs. Un peintre ne travaille pas sur une toile rouge. C’était à nous d’apporter des teintes et des nuances avec nos vêtements. C’est réussi, le résultat est neutre, sans être froid. »

A l’intérieur, le gigantesque espace de travail est entièrement modulable. | Henk Wildshut pour M Le magazine du Monde

G-Star a beau avoir été fondée en 1989, la marque reste jeune dans une industrie du denim dominée par des pointures ­historiques. Quand ses ­concurrents valorisent l’héritage du jean, elle se démarque en observant ce qui a été fait par le passé pour fabriquer autre chose. Dans ce but, les stylistes ont accès, au sous-sol, aux archives de l’entreprise : 25 000 tenues techniques et professionnelles y sont ­réunies, entre uniformes ­militaires, combinaisons de chefs de chantier offshore, panoplies de motards, habits de mineurs… Ils s’inspirent de ces pièces, dont certaines ont plus de cent cinquante ans, pour inventer le jean de demain. Spécificité de la maison, la marque met ­l’accent sur la fonctionnalité du vêtement, notamment grâce à un système de ­coutures tournantes conçu pour faciliter les mouvements. « Le jean est un tissu que sa rigidité rend difficile à travailler, remarque Thecla Schaeffer. Nos stylistes sont plus proches des univers de l’architecture et de l’ingénierie que de la mode. D’ailleurs, chez G-Star, on ne dit pas qu’on fait des jeans, mais qu’on les construit. » Et cette approche porte ses fruits : 20 millions ­d’exemplaires de son modèle G-Star Elwood ont déjà été vendus dans le monde.

Une partie du mobilier est inspirée de modèles dessinés dans les années 1940 par Jean Prouvé, comme cette chaise Prouvé Raw. | Henk Wildshut pour M Le magazine du Monde

Par Johanna Seban