Ce que le sommeil des éléphants nous apprend sur le nôtre
Ce que le sommeil des éléphants nous apprend sur le nôtre
Par Paul Manger
Selon le neurobiologiste Paul Manger, bien dormir est bon pour la mémoire. Et pour bien dormir, un environnement favorable est nécessaire. En tout cas chez les éléphants…
Tout comme les humains, les animaux doivent accomplir un certain nombre de choses pour s’assurer qu’ils parviendront à transmettre leurs gènes : manger, éviter de se faire manger, se reproduire et dormir. Si l’un de ces impératifs biologiques n’est pas respecté, c’est la mort assurée. Pourtant, lorsqu’on dort, on ne peut accomplir aucune de ces activités. C’est là un des grands mystères de la science : pourquoi dormons-nous ?
En ce qui concerne les humains, les scientifiques ont formulé plusieurs hypothèses. Pour certains chercheurs, le sommeil permet de nettoyer notre cerveau des déchets métaboliques produits par l’activité des neurones ; pour d’autres, il sert à consolider la mémoire. Pour tester la validité de ces hypothèses, on peut observer si elles s’appliquent au sommeil des animaux qui ne sont habituellement pas étudiés sur ce plan, comme les grands mammifères africains.
La recherche a déjà démontré que plus les mammifères sont grands, moins ils dorment. En principe, donc, les éléphants africains – les adultes pèsent entre 3 et 5 tonnes – ne devraient pas dormir beaucoup. Pour vérifier si un animal dort, on enregistre ses ondes cérébrales en posant des électrodes sur son crâne : les caractéristiques de l’activité globale du cerveau montrent si le cerveau est éveillé, s’il est dans une phase de sommeil profond ou dans une phase de sommeil paradoxal (celui des rêves). Mais avec les éléphants, c’est impossible d’un point de vue chirurgical, en raison de la particularité de leur crâne, constitué en grande partie d’un immense sinus frontal.
Pour surmonter ce problème, notre équipe de neurobiologie comparée de l’université du Witwatersrand [à Johannesburg], avec l’aide de l’ONG Elephants Without Borders et de l’université américaine UCLA [à Los Angeles], a adapté un capteur d’activité utilisé dans les études sur le sommeil humain. Cela nous a permis de mesurer les habitudes de sommeil de deux matriarches dans une population d’éléphants sauvages.
Deux heures de sommeil par jour
Les résultats obtenus sont importants pour deux raisons. D’abord, en étudiant le sommeil à travers les animaux, nous pouvons tenter d’améliorer la qualité du sommeil et la qualité de vie des humains. Mais comprendre le sommeil chez des animaux comme les éléphants nous aide aussi à mieux les comprendre, améliorant ainsi notre capacité à développer des stratégies de gestion et de conservation de la biodiversité.
L’appareil que nous avons utilisé mesurait l’activité des éléphants en comptabilisant le nombre d’accélérations de leurs mouvements par minute. En observant les éléphants dans la nature, nous avons constaté que la partie de leur corps la plus mobile était leur tronc. Nous en avons déduit que si le tronc ne bougeait pas pendant cinq minutes, l’éléphant était susceptible d’être endormi. C’est donc à cet endroit que nous avons implanté le capteur d’activité.
En combinant ce système avec un collier GPS et un gyroscope – qui mesure les mouvements corporels dans les plans x, y et z –, nous avons fait quatre observations vraiment intéressantes :
Les éléphants dormaient en moyenne deux heures par jour ;
La plupart du temps, ils dormaient debout, mais ils s’allongeaient pour dormir tous les trois ou quatre jours ;
Certaines nuits, ils ne dormaient pas et parcouraient une distance de 30 km ;
Lorsqu’ils s’endormaient ou se réveillaient, cela coïncidait avec des conditions environnementales non corrélées au lever ou au coucher du soleil.
Les herbivores dorment moins
Les recherches existantes menées sur des éléphants en captivité ont révélé qu’ils dormaient en moyenne entre quatre et six heures par jour. Cela s’explique : ils ont beaucoup de temps pour dormir et n’ont pas besoin de marcher pour trouver la nourriture dont ils ont besoin pour rester en forme, leur régime alimentaire est de meilleure qualité et ils n’ont aucun prédateur.
Un grand éléphant doit manger environ 300 kg de nourriture – de qualité nutritionnelle médiocre – chaque jour. Cela lui laisse peu de temps pour dormir. Le cerveau des éléphants, comme celui des humains, comprend des orexines, des neurotransmetteurs qui contrôlent l’équilibre entre la satiété et l’état d’éveil : si vous avez eu assez à manger, les neurones se calment et vous permettent de vous coucher. Sinon, ils vous gardent éveillés.
Cet équilibre entre satiété et état d’éveil, combiné à leur régime alimentaire, explique pourquoi les mammifères les plus gros dorment moins, mais aussi pourquoi les herbivores dorment moins que les carnivores et les omnivores (comme les humains). Les données recueillies sur les éléphants renforcent cette idée émergente dans la recherche sur le sommeil et permettent d’expliquer pourquoi l’éléphant dort si peu.
Une bonne mémoire à long terme
Pendant le sommeil paradoxal, le tonus musculaire des mammifères disparaît. Donc, pour qu’un éléphant rentre dans le sommeil paradoxal, il lui faut s’allonger, car sans aucun tonus musculaire, il ne peut pas rester debout, à moins qu’il ne s’appuie contre un arbre ou un grand rocher.
Pour certains chercheurs, le sommeil paradoxal sert à consolider la mémoire : les expériences vécues au cours de la journée seraient converties en mémoire à long terme pendant le sommeil paradoxal. Les éléphants ont une bonne mémoire à long terme, mais n’entrent dans le sommeil paradoxal que tous les trois ou quatre jours, quand ils dorment couchés. Cela permet de penser que la consolidation de la mémoire n’est peut-être pas la fonction du sommeil paradoxal.
Il est arrivé que les éléphants ne dorment pas de la nuit. Cela s’est produit trois fois pour un éléphant, deux fois pour l’autre. Ces jours-là, peu de temps après le coucher du soleil, les éléphants ont été perturbés, peut-être par des lions, des braconniers ou même un éléphant mâle en musth, un état le rendant particulièrement agressif. Pendant le reste de la nuit, les éléphants ont parcouru une distance d’environ 30 km. Ce comportement n’avait jamais été enregistré précédemment et indique que les éléphants ont vraiment besoin de beaucoup d’espace, un élément important en termes de conservation – dans les petites réserves, ils sont à l’étroit.
Enfin, les moments où les éléphants sont allés dormir (début du sommeil) et se sont réveillés (sortie du sommeil) n’étaient pas liés au coucher et au lever du soleil. Par contre, ces deux moments étaient fortement liés à certaines sensations associées à l’environnement : un mélange de température, d’humidité, de vitesse du vent et de rayonnement solaire. Il semble que certains indicateurs environnementaux soient importants pour les éléphants, pour aller dormir et se réveiller au bon moment. En examinant cela de plus près, nous pourrions être en mesure d’ajuster l’environnement dans lequel nous dormons afin d’améliorer la qualité de nos nuits de sommeil.
Paul Manger est professeur de neurobiologie comparative à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg.
Cet article est d’abord paru sur le site français de The Conversation.