La sélection littéraire du « Monde »
La sélection littéraire du « Monde »
Chaque jeudi, dans La Matinale, « Le Monde des livres » propose aux lecteurs quelques-uns de ses coups de cœur.
LA LISTE DE NOS ENVIES
Matthieu Arnold brosse un portrait nouveau du père du protestantisme, Martin Luther, soucieux des femmes, de l’éducation des enfants et même des animaux ; Juliette Kahane livre un récit solide de la vie quotidienne d’une centaine de migrants dans un lycée désaffecté du 19e arrondissement de Paris ; et Dimitri Bortnikov, avec ses phrases gouailleuses, donne un gigantesque banquet au rythme des déambulations d’un exilé multipliant les boulots de galérien dans les sous-sols parisiens.
BIOGRAPHIE. « Luther », de Matthieu Arnold
La Réforme a cinq siècles : en 1517, Martin Luther placarda, sur l’église et l’université de Wittenberg (Allemagne), ses « 95 thèses » contestant de fait l’autorité du pape. Parmi les nombreuses biographies qui ont raconté le destin de cet homme à la fois courageux et colérique, ami des oiseaux et pourfendeur des paysans en révolte ou des juifs, celle de Matthieu Arnold, professeur à l’université de Strasbourg, se détache en nous proposant un profil nouveau de ce personnage aussi admiré que controversé, notamment grâce à la correspondance du « Rabelais allemand ».
Plus qu’un diviseur, Luther apparaît, grâce à lui, comme un bâtisseur, un prédicateur, capable de prodiguer à travers ses écrits autant le réconfort aux endeuillés que la foudre contre ses adversaires. Est-il un moderne ? Si, pour Luther, le salut dépend de la soumission au Christ et la paix d’un respect absolu de l’autorité temporelle, son souci des femmes, de l’éducation des enfants et même des animaux en font une figure toujours actuelle. Un ouvrage indispensable en tout cas pour bien comprendre son message. Nicolas Weill
FAYARD
Luther, de Matthieu Arnold, Fayard, 692 p., 25 €.
ROMAN. « Jours d’exil », de Juliette Kahane
Durant l’été 2015, et jusqu’au 23 octobre, le lycée désaffecté Jean-Quarré, dans le 19e arrondissement de Paris, fut occupé par des centaines de migrants, avant d’être évacué. Jours d’exil fait le récit de la vie quotidienne là-bas, vue par Hannah, une habitante du quartier. Venue voir ce qui s’y passait, elle est devenue l’un des « soutiens ».
Plus âgée que les autres volontaires et que les réfugiés, l’idéalisme de sa jeunesse sérieusement échaudé sans avoir basculé dans le cynisme, Hannah est la narratrice idéale. Elle ne se place ni en surplomb ni de plain-pied, mais légèrement de côté, là où l’on entend et voit tout, où l’on participe à l’effort collectif sans céder au penchant à « s’applaudir les uns les autres ».
Là, surtout, où l’on ne se laisse pas gagner par « la logomachie en carton bouilli » des militants. Jours d’exil est un texte vivant et piquant, à la langue vigoureuse, dont le rythme épouse les interrogations et les pensées contradictoires d’Hannah. Aussi solide que délicat, il est d’une grande justesse. Raphaëlle Leyris
EDITIONS DE L’OLIVIER
Jours d’exil, de Juliette Kahane, L’Olivier, 192 p., 18 €.
ROMAN. « Face au Styx », de Dimitri Bortnikov
Avec ses phrases gouailleuses, passées à la herse d’une ponctuation paranoïaque, la machine verbale de Dimitri Bortnikov n’est pas tant destinée à représenter qu’à montrer, directement, ou plutôt donner à voir ce que seul un regard dessalé peut dévoiler sous les apparences policées de la vie parisienne.
Au rythme des déambulations d’un exilé multipliant les boulots de galérien dans les sous-sols de la cité en prenant garde de ne jamais provoquer les forces de l’ordre, le deuxième livre écrit en français de l’auteur tourne au banquet gigantesque. Les vivants rameutés au hasard des rencontres, qui semblent tous au bord d’un précipice invisible, y côtoient les fantômes de l’enfance et de l’adolescence vécues aux confins des steppes d’Asie centrale, dans la ville de Samara où la neige tient en moyenne cent quarante-cinq jours par an.
Odyssée s’autorisant le délire, joyeusement excessive dans sa volonté de faire bander les morts, Face au Styx n’est pas tant un fleuve en crue qu’une immense forge où se pratique l’art du grand feu. Autobiographique, la matière même du récit se colore à la façon des sculptures céramiques dont les teintes varient en fonction du degré d’incandescence auquel les mène la cuisson. Même les pierres de taille parisiennes changent de couleur, certaines pages, dans ce grand roman d’une âme russe exilée en langue française, où tenter de la racheter. Bertrand Leclair
RIVAGES
Face au Styx, de Dimitri Bortnikov, Rivages, 750 p., 21 €.