A Bobigny, le rugby résiste au pied des barres
A Bobigny, le rugby résiste au pied des barres
Par Olivier Bras
Fier de son identité banlieusarde, un club se bat dans la préfecture du 93 pour développer la pratique du rugby et rencontre un succès grandissant auprès des filles.
Le décor urbain du stade de Bobigny marque les équipes de province peu habituées à jouer en banlieue parisienne. | Vincent Leloup / Divergences pour "Le Monde"
Depuis le temps, la municipalité de Bobigny aurait pu signaler le danger ovale rue Bernard-Birsinger. Au sein de la préfecture de Seine-Saint-Denis, ceux qui empruntent régulièrement cette petite voie en sens unique jouxtant le stade Henri-Wallon savent que des chutes de ballon ovale s’y produisent fréquemment, surtout lorsque les équipes seniors de l’AC Bobigny 93 jouent à domicile. Le mur d’enceinte surmonté de filets ne suffit pas à circonscrire les puissants coups de pied de ces joueurs. Et les gonfles (nom attribué au ballon) terminent leur course sur des voitures ou en contrebas d’immeubles dont les balcons offrent une vue imprenable sur le terrain.
En entrant dans le stade de l’avenue Salvador-Allende, les automobilistes courroucés souhaitant se plaindre passeront d’abord devant la Maison du rugby, vaste lieu de réception du club, puis tomberont sur le terrain et sa tribune unique, d’une capacité d’environ 1 000 spectateurs. Au-dessus de leur tête, ils verront se dresser d’imposantes barres d’immeubles dans le prolongement des poteaux de rugby. Un décor urbain qui marque les équipes de province peu habituées à jouer en banlieue parisienne.
L’association sportive est née quand la ville connaissait une véritable explosion démographique, en 1965. Son président, Alain Chamois, s’en souvient encore parfaitement ; il avait 14 ans et a assisté aux débuts du rugby balbynien. « C’était une petite ville assez maraîchère. Les grands ensembles sont arrivés bien après », se souvient-il depuis la cuisine de la Maison du rugby où il prépare la viande destinée à rassasier les joueurs après l’entraînement. « Au début, c’était une équipe de copains qui voulaient s’amuser. Mon père a ensuite créé la première école de rugby. Le club s’est structuré et il en a pris la présidence ». André Chamois la conservera pendant une vingtaine d’années, avant de voir son fils, déjà trésorier, lui succéder.
S’imposer face au football
A 63 ans, Alain Chamois est aujourd’hui à la tête d’un club de 453 licenciés qui porte les couleurs d’une cité de plus de 50 000 habitants. « Un club ressemble à sa ville et Bobigny a donc logiquement beaucoup changé en cinquante ans », explique-t-il, en insistant sur son identité banlieusarde. Pour tenter de forger une culture ovale, il a dû rivaliser avec le football, sport roi en Seine Saint-Denis, qui attire de grandes quantités de jeunes et préempte les plus doués.
Le club a multiplié les initiatives auprès des différentes établissements scolaires de la ville afin que les élèves puissent au moins découvrir ce sport bien moins enseigné que le handball ou le volley-ball. Au fil des décennies, le rugby a pris de l’ampleur dans la commune, notamment grâce à la création d’une section sportive rugby au collège Pierre-Semard ou à l’enseignement de ce sport dans les filières universitaires implantées localement.
Les éducateurs salariés par le club qui interviennent dans les écoles ou collèges de la ville participent à cette démocratisation du sport, à l’instar de Nicolas Ferrer. « C’est difficile de les faire venir au rugby, il y a beaucoup d’a priori. Souvent, leurs copains sont au foot et ils veulent rester avec eux », explique ce solide pilier de l’équipe première.
Mettre en avant les anciens
Journée de sélection pour le centre de formation du club de rugby de Bobigny. | Vincent Leloup / Divergences pour "Le Monde"
Un constat que partage Henri Hamacek, à la tête de l’école de rugby depuis de longues années. Cette saison, 95 jeunes âgés de 6 à 14 ans, garçons et filles confondues, y sont passés ; c’est peu. « Les clubs du sud de Paris refusent du monde à l’école de rugby. Nous, on connaît une réalité très différente. Bobigny est une ville-monde et beaucoup de familles venues d’ailleurs ne connaissent pas du tout ce sport », constate Henri Hamacek.
Pour tenter de les convaincre, le club met en avant les parcours brillants de certains anciens pensionnaires, comme Yacouba Camara, un joueur de 22 ans qui évolue en Top 14 et compte déjà trois sélections en équipe de France. Natif d’Aubervilliers, il a grandi à Bobigny où il a découvert le rugby à l’école primaire, suivant les pas d’un de ses grands frères. Pour ses parents, originaires du Mali, « le plus important, c’était que les enfants se dépensent et prennent du plaisir ».
Et le rugby a ainsi fini par devenir le « sport favori » de cette famille nombreuse qui compte plusieurs représentants dans les différentes équipes de Bobigny, chez les filles comme chez les garçons. « J’ai tout de suite accroché », se souvient le troisième ligne qui porte actuellement les couleurs du Stade toulousain. « Pour les gabarits assez costauds ou très grands, ça nous arrangeait de pouvoir jouer au rugby car on n’était pas taillés pour le foot », plaisante-t-il du haut de son 1,95 m et fort de près de 110 kilos.
« 90 % de social et 10 % de rugby »
Educatrice du club et entraîneuse des cadettes, Aurélie Zègre y voit une incarnation parfaite du « physique banlieusard » qui sied si bien au rugby. « Beaucoup de gamins ne sont pas conscients du fait qu’il possèdent une morphologie exceptionnelle qui peut les amener très très loin », avance-t-elle. Cela vaut également pour les filles, de plus en plus nombreuses à rejoindre le club, le seul d’Ile-de-France à compter une équipe au sein de l’élite nationale féminine, le Top 8.
La situation sociale et économique de la ville – où le taux de pauvreté dépassait, selon l’Insee, 36 % en 2013 – pèse aussi sur le nombre d’inscriptions. Pour les familles nombreuses, la cotisation annuelle (entre 75 et 90 euros chez les plus jeunes) est une dépense parfois trop importante. Mais le club offre un accompagnement qui, selon, Aurélie Zègre, dépasse largement le cadre classique d’une inscription dans un club de sport : « Je fais 90 % de social et 10 % de rugby », assure l’éducatrice. Comme ses collègues, elle est amenée à accompagner ou à conseiller de nombreux jeunes qui rencontrent des difficultés dans leur foyer. Le club est devenu un refuge pour certains d’entre eux, qui peuvent également y suivre des cours de soutien scolaire.
Cette implication sociale est une des caractéristiques très fortes du club de Bobigny qui « contribue à créer l’identité de notre club », selon Alexandre Compan, entraîneur de l’équipe première du club. Tous savent que la solidarité est une valeur qui prend encore plus de sens à Bobigny. Des joueurs l’ont démontré en relevant un défi lancé par un jeune troisième-ligne, Jude Azor, initiateur en octobre 2016 avec des amis de Sarcelles de plusieurs opérations de collecte et distribution de nourriture pour des migrants et des sans-abri. « Mes coéquipiers ont vu cela sur Facebook et ils ont géré eux-mêmes, je n’y ai même pas participé. Ils ont acheté de la nourriture et ils ont utilisé la cuisine du club pour préparer une centaine de repas », raconte Jude Azor.
Le rêve de jouer en bleu
Entraînement des cadettes du club de rugby de Bobigny. | Vincent Leloup / Divergences pour "Le Monde"
La quarantaine de joueurs du groupe de la première vient de Bobigny, des communes voisines mais aussi de toute la France voire de l’étranger. Pour permettre à ses meilleurs jeunes d’accéder en équipe première, le club compte notamment sur une académie, un centre d’entraînement labellisé (CEL) par la Fédération française de rugby, dans lequel 25 stagiaires âgés de 17 à 23 ans bénéficient chaque année d’un suivi sportif particulier. « On passe un contrat avec eux pour les accompagner vers le haut niveau », détaille Boris Bouhraoua, un des responsable de cette structure de formation. « On leur propose aussi un suivi scolaire ou médical », ajoute celui qui joue demi de mêlée avec les seniors.
Les cinq filles inscrites cette saison au CEL peuvent nourrir le rêve de connaître un jour le très haut niveau à Bobigny puisque les joueuses du club, les Louves, évoluent au meilleur niveau national. Les plus douées peuvent même s’imaginer en bleu, à l’image de Julie Annery, Coumba Diallo, Caroline Lagagnous et Maily Dias Traore, quatre joueuses balbyniennes retenues pour préparer la Coupe du monde féminine qui se déroulera en août en Irlande.
Chez les hommes, le club de Bobigny réalise un beau parcours sportif cette saison : l’équipe senior a terminé première de sa poule et s’apprête à disputer les phases finales du championnat de Fédérale 1, qui se situe juste en dessous des deux divisions professionnelles, le Top 14 et la pro D2. De quoi renforcer l’espoir de voir un jour ce club figurer au niveau supérieur. Le président Chamois, qui se bat déjà pour boucler son budget cette saison, sait que la marche est très haut, à la fois sportivement et financièrement. Il ne peut s’empêcher cependant de voir plus haut pour son club.
Une ambition que partage Stéphane De Paoli, maire de la ville, qui a lui même porté le maillot de Bobigny pendant sept saisons. A condition toutefois « de trouver un gros sponsor ou un mécène, quelqu’un qui croie vraiment en nous ». En attendant, les membres de l’AC Bobigny ne cesseront pas de croire en eux-mêmes.