Les supporteurs célèbrent la qualification de leur équipe pour la finale de la Coupe du monde. / DENIS LOVROVIC / AFP

Il ne fait pas tous les jours bon vivre dans le quartier de Zaprude, en périphérie de Zagreb. Les barres d’immeubles de huit étages bâties dans les années 1960 racontent une époque lointaine, un pays qui n’existe plus et un quotidien pas toujours facile. La Yougoslavie de Tito, son rêve socialiste et égalitaire ont laissé dans leur sillage des façades un peu décaties mais de jolis espaces verts. Mateo, 45 ans n’éprouve pas pour autant la moindre nostalgie pour l’utopie dont il habite des vestiges encore sur pied.

Depuis quelques mois, il est de retour chez lui. Après diverses affaires plus ou moins réussies au Moyen-Orient et au mitan d’une vie aventureuse, il a retrouvé le quartier populaire qui l’a vu grandir et où ses parents vivent encore. Sans nostalgie. Son pays, c’est la Croatie de 2018 et la Croatie est en finale. Pour Mateo, ce n’est pas qu’une question de football, c’est une question de revanche.

« Nous, les Croates, on n’est jamais assez bien »

« Tu as vu l’arrogance des Anglais avant la demi-finale ? L’arrogance de leurs journaux quand ils parlaient de la Croatie ? L’arrogance de leurs joueurs ? » enrage-t-il, attablé à la terrasse d’un petit café, « ils l’ont bien mérité leur défaite, pas vrai ? » Le match de dimanche n’a pas encore eu lieu mais, pour lui, il s’agit déjà d’un événement historique : « Nous, les Croates, on n’est jamais assez ceci, jamais assez cela pour l’Europe… Jamais assez bien. Eh bien là on est en finale, nous sommes un petit pays, c’est notre fierté nationale. » Une cliente d’une cinquantaine d’années sort avec un café à emporter. Comme beaucoup à Zagreb, elle porte aujourd’hui le maillot national au damier blanc et rouge.

D’après Mateo, dans la capitale et dans tout le pays, le football a tout recouvert. Mais en Croatie le football – c’est un lieu commun – n’est pas qu’un sport. En témoigne la peinture murale qui recouvre le flanc de son ancienne école primaire. Quatre visages juvéniles peints au pochoir. Des gars du quartier. « Trois sont tombés au combat contre les Serbes pendant la guerre d’indépendance, raconte Mateo. Le quatrième était un peu bohème. C’est le foie qui l’a tué. Mais il avait une belle âme, ça lui a valu sa place sur le mur. »

Tous étaient des ultras du Dinamo, le club de football de Zagreb dont les supporteurs les plus acharnés ont fourni les premières recrues aux forces croates au début des guerres de Yougoslavie. Avant la guerre, il y avait le football. Après la guerre, il reste le football.

« Cela me rappelle 1998 »

Au début du conflit, Mateo, adolescent, était courrier dans une unité locale croate qui avait creusé des tranchées autour du quartier. Une base de l’armée yougoslave, à dominante serbe, était située à proximité. « Quand ils sont partis, ils ont pris toutes leurs armes, les salauds. » se remémore Matéo, désormais au volant de sa modeste Volkswagen. Un petit ballon au damier blanc et rouge pend au rétroviseur. Zagreb n’est plus une ville en guerre, mais les souvenirs sont vifs. A Zaprudje, bien sûr, mais aussi dans les quartiers plus huppés du centre-ville où l’architecture n’a plus rien de collectiviste. L’urbanisme et l’architecture déploient tout le raffinement ravalé et le charme repeint de la Belle Epoque austro-hongroise.

A deux pas de la place centrale, Slavitsa – qui ne donnera pas son nom de famille – vient de garer son 4 × 4 noir. Damier rouge et blanc sur les housses qui recouvrent les rétroviseurs. Damier rouge et blanc sur deux petits fanions en plastique accrochés à la fenêtre arrière du véhicule. Damier rouge et blanc sur le tee-shirt qu’elle porte au-dessus de son chemisier. Notaire et mère de famille, Slavitsa s’enthousiasme : « La ferveur qu’on ressent, la fierté d’être croate, notre cohésion, cela me rappelle 1998. »

Reconnue internationalement depuis six ans, dont trois de conflit avec les ex-Républiques yougoslaves voisines, accédait il y a deux décennies aux demi-finales du Mondial avant d’être sortie par un doublé de Lilian Thuram. L’échec si près du but avait laissé un souvenir cuisant à ceux qui avaient l’âge, alimentant au passage diverses théories du complot farfelues. Alors dimanche, voilà une nouvelle revanche à prendre.

Football, nationalisme et guerre

Slavitsa a quelque chose à ajouter : « La ferveur de 1998, c’était déjà le prolongement de notre victoire, de notre indépendance. » Le football, le nationalisme, la guerre. Les fils invisibles qui relient ces univers pris à chaque fois comme un bloc tissent une mémoire, une identité et on ne fait pas le tri dans les gloires et les horreurs qui l’habitent. Entre les chapeaux à damier, les maillots de l’équipe nationale, les casquettes et les drapeaux en tout genre qu’on trouve en vente dans les rues et dans les boutiques à touristes, et qui arrivent à rupture de stock d’après Gabriella Taliareti, vendeuse de souvenirs établie près de la cathédrale, on trouve les traces d’une histoire un peu plus ancienne.

Certains des articles font référence au régime des Oustachis. Cet Etat d’inspiration fasciste allié à l’Allemagne nazie pendant la seconde guerre mondiale qui s’est rendu des pires exactions contre les populations serbes et juives présentes sur son territoire ressurgit sous la forme d’un jeu de mot. « Soyez prêts ! » le slogan des Oustachis résonne dans le slogan « soyez fiers ! » dont sont frappés des tee-shirts aux coloris variés mis en vente pour la finale. Au-delà leurs rivalités parfois meurtrières, les ultras des grands clubs croates ne rechignent pas à s’approprier de la même manière croix gammées et autres symboles d’extrême droite à l’occasion des matchs du championnat national comme à l’étranger.

Fran, 18 ans, n’a que faire de ces breloques et des bagarres de supporteurs qui rythment la vie du football croate. Il ne supporte que l’équipe nationale. « C’est très beau ce qui se passe. Je n’ai jamais vu les gens faire preuve d’autant de bienveillance même en dehors des soirs de match. Ça me donne la chair de poule ! », livre-t-il en ouvrant d’un coup de décapsuleur expert une bouteille de Karlovacko, une des bières nationales, derrière le bar du café où il officie.

Le football croate gangrené par la corruption

Cet été de Coupe du monde, il est serveur dans un établissement fréquenté du centre avant d’intégrer l’école d’aviation civile dont il a remporté le concours haut la main. « Mais bon, dans quelques semaines, tout sera redevenu comme avant, les problèmes économiques seront toujours là… » Une fois diplômé, il compte bien quitter le pays comme tant d’autres jeunes croates. Revenir peut-être à la retraite.

La ferveur que suscitent les succès de l’équipe nationale ne peut pas non plus effacer le fait que Zdravko Mamic, directeur exécutif du Dinamo Zagreb, l’homme fort du football croate mouillé dans un scandale de corruption tentaculaire, ait fui la justice de son pays dans la Bosnie-Herzégovine voisine. Les détournements de fonds concernent d’ailleurs le transfert, en 2004, du milieu de terrain héroïque de la sélection croate, Luka Modric, du Dinamo Belgrad au club londonien de Tottenham. Et ce dernier encourt cinq ans de prison pour faux témoignage devant le tribunal chargé cette affaire.

D’après la journaliste sportive Dea Redzic du média en ligne Index.hr, le football croate a partie liée à l’identité nationale du pays mais aussi à des travers qui deviennent de plus en plus insupportables à la population : « Le football croate est gangrené par un système mafieux qui est directement lié à l’élite politique. » La présidente de la République Kolinda Grabar-Kitarovic n’a pas manqué de s’afficher abondamment à Moscou comme la première supportrice de l’équipe nationale. Ses liens avec le parrain du football croate fugitif sont cependant connus. « Maintenant, le gouvernement veut tirer parti de ces succès et faire oublier aux gens tous ces problèmes. Mais les gens ne sont pas dupes, la victoire de notre équipe est la nôtre, celle du peuple, pas la leur. »