La Russe Natalia Khlestkina, championne d’Europe en moins de 58 kilos, à Split, le 3 avril. | ANTONIO BAT / EPA/MAXPPP

La caméra s’attarde sur la Russe, assise dans l’antichambre. Bientôt, son visage anguleux remplit le cadre de l’écran de contrôle. Sa nuque courte et sa frange lui font des traits androgynes. Le secrétaire général de la Fédération européenne d’haltérophilie se penche vers nous et, discrètement, pointe l’écran du doigt en se caressant le menton. Les poils de barbe et la moustache de Natalia Khlestkina se détachent clairement.

Elle se lève et monte les deux marches l’amenant au plateau. La barre et les disques pèsent 119 kg, c’est un peu plus de deux fois son poids. Elle remonte sa ceinture dorsale, détend ses bras et cervicales et soulève l’ensemble en deux temps. Après ce dernier essai à l’épaulé-jeté, la Russe est championne d’Europe dans la catégorie des moins de 58 kg.

L’officiel, le Turc Hasan Akkus, n’a pas applaudi. A l’âge de 20 ans, Natalia Khlestkina a été contrôlée positive à la méténolone. Un stéroïde anabolisant androgène, dérivé chimique de testostérone. Depuis son retour à la compétition, en 2014, elle a été trois fois championne d’Europe en trois participations.

A Split, début avril, cinq autres haltérophiles sont devenus champions d’Europe après avoir purgé une suspension pour dopage, soit 22 % des médaillés d’or. Le chiffre ne doit pas surprendre, selon les calculs d’Antonio Urso, président italien de la fédération européenne : « Entre 2003 et 2016, 606 haltérophiles ont été suspendus pour dopage. Sur une population de 3 000 athlètes de haut niveau, cela représente plus d’un sur cinq. »

Peu sont là pour la gloire

Depuis que le Comité international olympique (CIO) a commencé à réanalyser des échantillons prélevés aux Jeux olympiques de Pékin (2008) et Londres (2012), la lessiveuse de palmarès tourne encore plus vite. La moitié des positifs débusqués par le laboratoire de Lausanne sont haltérophiles, la plupart dopés aux stéroïdes, produits triviaux du siècle précédent. Certains podiums ont été entièrement récrits, dans des proportions parfois tragicomiques. Le CIO statuera en septembre sur le maintien de la discipline au programme olympique.

A première vue, être un haltérophile à l’eau sucrée et aux compléments protéinés relève davantage de la performance artistique que du défi sportif. Un bref séjour au Dvorana Gripe de Split, complexe sportif accueillant les championnats d’Europe cette année, ramène à la réalité des sports olympiques mineurs : peu sont là pour la gloire. Si vous êtes arménien, bulgare ou géorgien, celle-ci vous happera de retour au pays, primes en dizaines de milliers d’euros, emploi à vie et clés d’une maison tout confort après un titre olympique. Les autres transpirent par passion et se contentent de records personnels.

Ashley Metcalfe, ancienne vedette de cricket, a des mains de catcheur et une mission d’évangéliste : poser la Grande-Bretagne sur la carte de l’haltérophilie européenne. « Quand je suis arrivé, les entraîneurs m’ont dit que nous ne pourrions jamais rien gagner », raconte-t-il. « Pour moi, c’est une excuse. Sinon, autant fermer nos portes. » Pour l’instant, les sponsors qu’il démarche refusent de s’engager dans un sport touché par tant d’affaires de dopage. « Mais au final, ces contrôles, c’est dans l’intérêt du sport. » C’est un mot qu’il faut lui arracher : le milieu est tiraillé entre les opportunités que lui offre cette avalanche de suspensions et les retombées négatives.

Jeu de patience

A Split, les Tricolores ont, de leur côté, pour la première fois depuis l’après-guerre, obtenu deux titres européens : ceux d’Anaïs Michel, en moins de 48 kg, et de Bernardin Kingue Matam, en moins de 69 kg. Chacun a par ailleurs obtenu une médaille d’or supplémentaire par mouvement.

« C’est le sport où il est le plus facile de se doper pour avoir des résultats, concède Anaïs Michel. Mais maintenant parlons d’autre chose, car quand certains tombent, nous, on avance. Battre des tricheuses, c’est très kiffant. Mais en parler, c’est lassant. » Elle ne mentionnera pas celle qui dominait sa catégorie de poids depuis quinze ans, la Turque Nurcan Taylan, contrôlée positive dans les analyses réalisées sur les Jeux de Pékin. Ayant le champ libre, Anaïs Michel a décroché son premier titre européen à l’âge de 30 ans.

L’haltérophilie de haut niveau réclame force et explosivité. C’est aussi devenu un jeu de patience. Entre les suspensions des dopés et l’émergence d’autres, l’occasion d’un titre se présentera peut-être un jour. Il y a aussi l’attente d’éventuelles nouvelles analyses. Dix ans maximum, pour connaître les podiums olympiques définitifs.

« Les dopés sont champions olympiques à 18 ans mais ne progressent plus. En cinq ans, avec les produits de récupération, ils prennent l’équivalent de quinze ans d’entraînement. »

A Rio, Bernardin Kingue Matam a laissé entendre que son tour viendrait. La caisse de résonance olympique a donné un écho mondial à sa frustration : « Les mecs étaient plus que des monstres. Si la fédération internationale et le CIO font les choses correctement, je pense pouvoir gagner facilement au moins quatre places, parce que les cinq premiers ne sont pas clean. » Une semaine plus tard, le contrôle positif du Kirghize médaillé de bronze commençait à lui donner raison. Il est déjà septième et attend la suite.

Le modèle de patience est un Flamand au français parfait : Tom Goegebuer. Vingt-trois ans de compétitions internationales, jusqu’aux Jeux de Rio (2016), et un titre européen conquis à sa onzième tentative, à 33 ans. Il se confie au comptoir : « Pour nous, c’est forcément plus long. Les dopés sont champions olympiques à 18 ans mais ne progressent plus. En cinq ans, avec les produits de récupération, ils prennent l’équivalent de quinze ans d’entraînement. »

Dans les couloirs du Gripe, architecture soviétique et bière à 14 kunas (2 euros), on croise tous les gabarits et tous les âges. A chaque jour qui passe, les athlètes prennent en taille et en épaisseur. Ceux qui restent, ce sont les entraîneurs, chaque jour le même survêtement officiel de leur fédération. Ils hantent les compétitions d’haltérophilie depuis des décennies, les contrôles positifs du passé comme autant de poissons d’avril collés au dos.

« Les Français n’ont pas supporté les doses d’entraînement »

« Aujourd’hui, les Bulgares nous regardent dans les yeux. Il y a quelques années, ils ne nous serraient même pas la main !, rigole un entraîneur français. Ils se foutaient de notre gueule, parce qu’ils nous pensaient dopés comme eux et qu’on ne gagnait pas. »

Pays de naissance de la légende turque Naïm Suleymanoglu, la Bulgarie a longtemps été la nation de référence jusqu’à être décapitée par des avalanches de cas positifs, comme la Turquie et la Grèce. Dans les années 1990, la France a attiré un entraîneur bulgare, Marko Tzankov. « Il est arrivé avec ses méthodes de travail mais sans les produits que les Bulgares prenaient. Les Français n’ont pas supporté les doses d’entraînement », raconte Fabrice Magrin, aujourd’hui manageur des équipes de France. Dans ce monde parallèle, les seringues se baladaient dans les vestiaires et on battait des records d’Europe à l’entraînement.

Refusés dans tous les pays européens, certains entraîneurs bulgares ont trouvé refuge en Amérique du Sud. Le continent qui monte, derrière l’Asie devenue ultradominatrice – 13 titres sur 15 à Rio. « Dix à quinze pays ont une approche dopante systématique et organisée », résume le docteur Christian Baumgartner, président de la fédération allemande.

Neuf pays menacés de suspension

« Vous virez un coach d’un pays, on le retrouve ailleurs, confirme le président de la commission antidopage de la Fédération internationale d’haltérophilie (IWF), le Français Patrick Schamasch. Je sais pertinemment que l’athlète est le dernier maillon de la chaîne et que tout se fait dans les gymnases. Mais tant qu’il n’y a pas de preuves évidentes que ce coach est impliqué directement, on ne peut pas prendre de sanctions. »

Dans une lettre ouverte publiée en décembre 2016, Paul Coffa, secrétaire général de la Fédération océanienne d’haltérophilie, a parlé du « bloc soviétique devenu bloc du dopage » et réclamé des suspensions de certains pays pour les prochains Jeux olympiques, comme ce fut le cas à Rio (Bulgarie, Russie, Azerbaïdjan). Neuf pays sont menacés de suspension par l’IWF, qui se livrera auparavant à un audit. La question traînera au-delà de l’élection de son président, les 29 et 30 mai à Bangkok.

Le Hongrois Tamas Ajan est candidat à un nouveau mandat. Il a passé plus de la moitié de ses 78 ans à la tête de l’IWF. Sa politique antidopage est critiquée depuis plus de dix ans, notamment par les fédérations européennes. Tamas Ajan paraît avoir fait sa révolution personnelle, prenant longuement conseil auprès de l’Agence mondiale antidopage (AMA) sur les moyens d’améliorer les contrôles. Jusqu’en 2012, le programme antidopage de l’IWF semblait fait de manière à laisser les haltérophiles se préparer chimiquement en toute tranquillité. Ainsi, les deux tiers des médaillés masculins de Londres avaient subi un ou zéro contrôle avant d’arriver dans la capitale anglaise.

« J’ai passé ma vie à étudier la science de l’entraînement. Toutes les données en notre possession nous disent ce qui est possible humainement et ce qui ne l’est pas. Plusieurs performances à Rio ne l’étaient pas. »

Depuis, l’IWF a mis sur pied une commission antidopage indépendante, à l’image de l’Union cycliste internationale. S’en est suivie, de l’avis de différents observateurs, une amélioration de la lutte. Bien insuffisante, au vu des records battus lors des Jeux olympiques de Rio. Dans quelques années, si les moyens de détection progressent, les médaillés tomberont comme des mouches, prévient Antonio Urso, patron de la fédération européenne et candidat à la présidence de l’IWF : « J’ai passé ma vie à étudier la science de l’entraînement. Toutes les données en notre possession nous disent ce qui est possible humainement et ce qui ne l’est pas. Plusieurs performances à Rio ne l’étaient pas. »

L’âge de Tamas Ajan et le bilan de sa longue présidence devraient logiquement pousser le Hongrois vers la sortie, mais la logique préside rarement aux élections des fédérations internationales sportives. Sa longévité dans les cercles olympiques peut en faire le meilleur avocat du maintien de l’haltérophilie aux Jeux.

La menace serait d’ailleurs, selon ses contempteurs, la seule raison de sa conversion à l’antidopage : « Quand tout le monde se dopait et que c’était accepté universellement, il était d’accord, souffle un membre de son comité exécutif. Quand de plus en plus de détails ont émergé, notamment avec le rapport McLaren sur le dopage en Russie, il n’a plus pu le nier et s’est mis à parler fort contre le dopage. La seule crainte d’Ajan, c’est que l’haltérophilie soit exclue de la famille olympique. »

Les pratiquants récitent avec conviction les arguments pour son maintien : historique – elle était des premiers Jeux de l’ère moderne, en 1896 -, universaliste – l’un des rares sports pratiqués dans le monde entier –, éthique – les tricheurs auraient le champ libre. Mais le retrait est une possibilité réelle, estime Antonio Urso : « Aujourd’hui, on crée plus de problèmes que d’avantages pour le CIO. Nous représentons 15 médailles d’or, nous avons beaucoup de cas positifs et nous n’avons pas de sponsors. C’est le cocktail parfait pour être exclu. » Une voix dissonante rare, non sans arrière-pensée électorale. Loin d’avoir divisé les haltérophiles, la mise au jour d’une triche massive a renforcé l’instinct de survie de ce sport prolétaire qui croule sous le poids de son passé.