LUDOVIC MARIN / AFP

A quel moment avons-nous pris l’itinéraire bis de notre avenir rêvé ? Nous ­sommes coincés dans une déviation du futur dans laquelle les voitures ne volent pas, les soucoupes non plus, mais où les adultes trottinent. Dans un mouvement aussi gracieux que celui d’un pigeon ­exécutant une parade nuptiale, des milliers d’hommes et de femmes poussent avec entrain sur leur plante de pied, ­fendant l’air sur deux roues non motrices, avec l’air béat de ceux qui « vivent déjà demain ».

La trottinette possède en effet tous les attributs imparables de l’avant-garde décroissante : empreinte carbone zéro, réappropriation de l’espace urbain, faible encombrement, silencieuse, prix modique. Sans compter qu’elle permet de réduire la tyrannie du quotidien que représente le trajet pendulaire. Telles des horloges comtoises dont on remonte le mécanisme tous les week-ends, nous sommes condamnés à aller et venir, aller et venir, jusqu’à l’épuisement. La trottinette donne l’impression grisante de reprendre la main, de choisir son destin. « Tiens, je vais prendre à gauche ce matin », se dit le trottineur avec un sentiment ébouriffant de liberté. De là à conclure que la théorie de l’évolution de nos descendants comportera des roulettes, il n’y a qu’un pas – ou un coup de cuisse.

Le ridicule lui colle aux roues

Sauf que la trottinette porte en elle les germes de sa destruction. Ils sont d’abord lexicaux. Trottiner : « Avoir un trot court. Anes qui trottinent. Marcher à petits pas courts et pressés. » Trottinement : « L’on n’entendait que le trottinement des souris (Flaubert). » Nous nous croyions entrés de plain-pied dans la post-modernité écologique, voici que Le Robert nous assimile à des bêtes. (Quant à son homonyme moins populaire, la patinette, n’en parlons pas : si ça patine, c’est que ça ne roule pas comme on veut.)

Finalement, on pourrait bien l’appeler comme on veut, le ridicule lui collerait aux roues. C’est l’essence même de l’objet qui le condamne. Car la trottinette est aux transports ce que la grenouillère est aux vêtements : une invention pour enfants. Qui n’a jamais rêvé, en emmitouflant son bébé dans une combinaison moelleuse, de s’y glisser aussi, en laissant au passage tous ses tracas pour replonger dans une béatitude toute fœtale ? Seulement voilà, nous ne le ferions pas.

Retour violent des peurs existentielles

Trottineurs, trottineuses, rien ne sert de rouler. Toute tentative de « retourner en enfance » est vaine et se soldera, au mieux, par une sensation désagréable de sueur entre les omoplates en arrivant au travail, au pire, par un retour violent des peurs existentielles. Parce qu’entre l’époque de la grenouillère et aujourd’hui, nous avons découvert que nous étions mortels, et il ne suffirait plus d’un vêtement en éponge ou d’un engin à deux roues pour oublier une tuile pareille.