Documentaire sur Canal+ à 23 h 50

C’est un procédé efficace et « concernant », comme on dit dans le jargon du journalisme télé : partir du particulier et du personnel pour éclairer la grande histoire. Sauf qu’ici, il ne fonctionne pas. Paul Moreira en avait déjà usé en Syrie, où il se mettait en scène à la recherche du groupe de rebelles qu’il avait filmé en 2012, pour les retrouver quatre ans plus tard, racontant l’histoire d’une révolution écrasée entre la tyrannie du régime de Bachar Al-Assad et la cruauté meurtrière des djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI). C’est aussi un moyen pratique de réutiliser de riches archives de tournage qui, les années passant, prennent valeur de documents.

Au départ donc, l’attaque contre les journalistes de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, dont les locaux sont voisins de la société de production de Paul Moreira. Secoué par ce crime ignoble commis à quelques mètres de lui, il décide de comprendre d’où a surgi le monstre qui frappe désormais ­régulièrement dans les rues de France et d’Europe. « Ces scènes d’horreur m’en rappelaient d’autres, en Irak, dix ans auparavant », explique Paul Moreira, qui va retourner à Bagdad pour tenter de comprendre comment y est né Daech, alias l’EI. Sans l’invasion américaine de 2003, Daech ne serait jamais né, pose-t-il d’emblée. C’est vrai, hélas, sauf que.

Distinguo

Sauf que les frères Kouachi ne se revendiquent pas de l’EI, mais d’Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), basé au Yémen. C’est leur acolyte, Amedy Coulibaly, le tueur de Montrouge et de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, qui se revendiquait de l’EI. Le distinguo paraîtra accessoire à ceux qui mettent tous les mouvements djihadistes dans le même sac du « totalitarisme islamiste », mais pour un journaliste soucieux de précision, c’est embêtant. Et pour en apprendre plus sur le parcours des Kouachi, c’est au Yémen qu’il aurait fallu enquêter, là où ils se sont entraînés et où ils ont reçu, semble-t-il, pour ordre d’attaquer Charlie Hebdo, cible de longue date de la mouvance djihadiste en raison de sa publication des caricatures de Mahomet.

S’il existe bien un lien entre l’Irak et les frères Kouachi, c’est leur tentative ratée de rejoindre le groupe d’Abou Moussab Al-Zarkaoui, alors chef d’Al-Qaida en Irak, qui allait donner naissance à l’Etat islamique après la mort de ce dernier dans un raid aérien américain en 2006. Il s’agissait de ce qu’on a appelé la « filière des Buttes-Chaumont », démantelée au milieu des années 2000.

C’est surtout en France qu’il aurait fallu enquêter pour comprendre, non pas comment l’EI ou Al-Qaida sont nés, mais comment une frange de la jeunesse islamiste radicalisée en Europe s’est reconnue dans ces organisations terroristes puis s’est ralliée à leurs combats. Sans entrer dans le débat entre les chercheurs Gilles Kepel et Olivier Roy sur la radicalisation de l’islam ou l’islamisation de la radicalité, on a l’intuition que la réponse se trouve plus ici que là-bas.

Cela n’ôte pas tout intérêt au film de Paul Moreira qui raconte bien comment l’Irak a basculé dans la guerre civile et comment, après l’invasion de 2003, les Américains ont favorisé par un mélange de cynisme, d’ignorance et d’incompétence – à l’insu de leur plein gré – la montée en puissance de l’EI en Irak, dont ils ­cherchent aujourd’hui à juguler les conséquences désastreuses. Seule pointe d’optimisme : l’EI et la guerre n’ont pas réussi à tuer toute volonté de vivre-ensemble en Irak. Un bel enseignement pour les prêcheurs de haine ici.

Fabrication d’un monstre, de Paul Moreira (Fr., 2017, 50 min).