« Le lunch shaming », ou comment les cantines scolaires humilient les enfants défavorisés
« Le lunch shaming », ou comment les cantines scolaires humilient les enfants défavorisés
Par Alexandra Klinnik
Le Nouveau-Mexique est devenu le premier Etat américain à interdire cette pratique consistant à obliger les enfants, en cas de retards de paiement, de faire le ménage pour manger.
Pour les enfants pauvres aux Etats-Unis, pour avoir un repas chaud, il faut parfois faire le ménage ou supporter certaines marques distinctives et humiliations. | FRANCOIS GUILLOT / AFP
Aux Etats-Unis, la cantine peut vite devenir un théâtre de souffrances pour les enfants dont les parents ne peuvent pas leur payer un déjeuner ou ont simplement des retards de paiement. Cela s’appelle le lunch shaming (déjeuner dégradant). La technique particulièrement humiliante, pratiquée par certains établissements, consiste à stigmatiser les enfants pour inciter les parents à payer les frais de cantine.
Des jeunes enfants se retrouvent contraints de passer le balai ou de nettoyer les tables devant leurs camarades en échange d’un repas. Parfois, ils sont obligés de porter un bracelet, pour que le personnel de cantine puisse facilement les repérer.
Début avril, le Nouveau-Mexique est devenu le premier Etat américain à interdire cette pratique. La loi a été défendue par le sénateur démocrate du Nouveau-Mexique, Michael Padilla, dont l’histoire résonne avec ces enfants stigmatisés. Elevé dans des familles d’accueil car ses parents n’avaient pas les moyens de l’élever avec ses quatre frères et sœurs, il a lui-même connu ces moments de honte à la cantine, dans sa jeunesse :
« Madame Ortiz et Madame Jackson, nos deux dames de cantine, sont vite devenues mes meilleures amies. Je ne les remercierai jamais assez de s’être occupé de moi, mais je devais quand même m’occuper de laver le sol de la cantine. Tout le monde voyait et savait que j’étais un enfant pauvre de l’école. »
Incidents médiatisés
Une telle stigmatisation de jeunes enfants dans l’environnement scolaire n’est pas illégale aux Etats-Unis. Des incidents et des initiatives particulièrement médiatisées avaient rappelé cette réalité aux citoyens américains en 2016.
- En juin 2016, un élève de l’école élémentaire de Gardendale, en Alabama, est revenu chez lui avec un tampon sur son poignet où il était écrit distinctement « I need lunch money » (j’ai besoin d’argent pour le déjeuner) accompagné d’un smiley. On en arrive même à jeter le repas chaud devant l’enfant qui ne peut pas se le payer, en lui offrant un repas froid à la place.
'I need lunch money,' Alabama school stamps on child's arm https://t.co/ATVfNJtKPX https://t.co/Jh13XY5wxr
— aldotcom (@AL.com)
- En septembre, Stacy Koltiska, employée de cantine scolaire en Pennsylvanie, a démissionné pour protester contre la politique « à la fois honteuse et immorale » qui consistait à ne pas servir de repas chauds aux élèves endettés de plus de 25 dollars. Dans le district de Canon-McMillan, le repas de substitution (un sandwich froid) est décompté au même prix que le repas consistant. Qui, lui, finit à la poubelle.
- En décembre 2016, la journaliste Ashley C. Ford lance, sur son compte Twitter, un appel aux dons pour payer les dettes des familles incapables de payer les frais de cantine à travers le pays. L’initiative a un succès fulgurant. Des centaines de milliers de dollars sont récoltés. Selon Associated Press, près de 100 000 dollars ont été réunis pour la seule ville de Minneapolis, et 28 000 pour la ville de Saint Paul. A Washington, c’est près de 2 000 dollars de dette qui ont été effacés.
Problèmes structurels
La nouvelle législation du Nouveau-Mexique exige des établissements scolaires, qu’ils soient publics ou privés, de trouver un arrangement direct avec les parents. L’enfant ne doit plus être l’intermédiaire entre les parents endettés et l’école.
La loi évitera des stigmatisations d’enfants devant leurs camarades, mais elle ne règle pas le problème structurel du système scolaire américain qui a permis au lunch shaming de se banaliser : le déficit budgétaire.
Comme le note le New York Times, si les « départements de nutrition » scolaires n’arrivent pas à collecter leurs dettes auprès des parents d’élèves, celles-ci contribuent à creuser leurs déficits, car les services fédéraux ne les compensent pas.
En France, un « lunch shaming » loin d’être aussi extrême
La restauration scolaire française concerne plus d'un éléve sur deux. Ainsi, plus de 6 millions d'éléves mangent à la cantine. Ici, à l’école Henri-Brunet, à Caen (Calvados). | MYCHELE DANIAU / AFP
En France, un procédé comme le lunch shaming est illégal. La loi Ferry du 16 juin 1881 établit la gratuité absolue de l’enseignement primaire dans les écoles publiques. Un principe aussi inscrit dans le rapport du Défenseur des droits en 2013 sur l’accès des enfants à la cantine.
Mais ces principes ne sont pas respectés pour autant dans certaines communes. Hervé-Jean Le Niger, vice-président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), constate que si le lunch shaming n’atteint pas les mêmes extrémités en France qu’aux Etats-Unis, il existe sous des formes différentes.
- A La Ville-aux-Dames (Indre-et-Loire), dit-il, une famille a été radiée de la cantine pour un impayé de 20 euros.
- A Ruffec (Charente), le maire a installé un écran numérique à l’entrée de la cantine qui affichait le nom des parents qui n’avaient pas payé.
- A La Teste-de-Buch (Gironde), les enfants dont les parents ne pouvaient pas payer la cantine se sont vus offrir un menu exclusivement composé de raviolis.
En 2014, Joris Hébrard, maire Front national du Pontet (Vaucluse), avait mis fin à la gratuité de la cantine pour les plus défavorisés, dans un souci d’économie. Pour M. Hébrard – qui avait augmenté son salaire de 1 000 euros par mois dans le même temps – ce problème a une solution simple : il faut que les parents se responsabilisent, comme il l’avait déclaré sur France Bleu Vaucluse :
« Si les gens se responsabilisent un peu plus, s’ils ne s’achètent pas le téléphone dernier cri ou qu’ils arrêtent de fumer, s’ils font un peu d’efforts dans leur vie personnelle, ils arriveront à nourrir leurs enfants. (…) Si des gens sont en difficulté, ce n’est pas de ma faute. »
Pour Hervé-Jean Le Niger de la FCPE, il est impossible aujourd’hui de « refuser l’accès à la cantine scolaire » à un élève pour des raisons financières (en 2015, l’éducation nationale comptait 1,2 million d’enfants issus de familles pauvres, soit un enfant sur dix) :
« Cet accès est primordial, car il constitue pour certains enfants le seul menu équilibré de la journée. Si on porte atteinte à ce repas, on porte atteinte à l’acquisition des apprentissages. »
Mais après « dix ans de lutte absolue », M. Le Niger reconnaît les avancées dans le droit à la cantine pour tous en France. Il fait notamment référence à la loi égalité et citoyenneté, votée en décembre 2016, qui prévoit le droit pour chaque enfant de s’inscrire à la cantine scolaire lorsque ce service existe.