Le grand retour de « Night Trap », l’un des plus mauvais jeux vidéo des années 1990
Le grand retour de « Night Trap », l’un des plus mauvais jeux vidéo des années 1990
Par Corentin Lamy
L’un des jeux vidéo les plus ringards des années 1990 s’apprête à faire son retour dans une version haute définition. L’histoire d’un culte improbable.
Night Trap, ce sont les sénateurs américains qui en parlent le mieux : « Honte aux gens qui produisent ces jeux : pour moi, c’est de la maltraitance sur mineure. » Le jugement de Byron Dorgan, sénateur du Dakota du Nord, est un peu abrupt, mais il donne une idée de la façon dont a été accueilli le jeu Night Trap à sa sortie, en 1992.
Pourtant, c’est avec enthousiasme que l’annonce, le 25 avril, d’une réédition en haute définition, prévue pour le printemps sur PC, PlayStation 4 et Xbox One, a été accueillie sur la Toile. Que s’est-il passé entre-temps ?
Filmé en 1987 et publié en 1992, « Night Trap » est un pur produit de son époque. | Screaming Villains
Night Trap est un pur produit de son époque : chantier lancé en 1986, il est au départ destiné à tourner sur Control-Vision, une console financée par Hasbro dont les jeux étaient stockés sur VHS. Le projet, trop bizarre et surtout trop cher, sera tué dans l’œuf quelques semaines avant sa sortie. Tom Zito, concepteur de la console comme de ses jeux, remise Night Trap par-devers lui, confiant qu’il s’agit malgré tout de l’avenir.
Procédé révolutionnaire
Night Trap, mais aussi Sewer Shark, développé dans la foulée, sont ce qu’on appelle des jeux « en FMV » (pour full motion vidéo). C’est-à-dire qu’ils sont réalisés en images réelles, filmées avec de vrais acteurs, plutôt qu’avec des petits personnages dessinés, comme dans Super Mario Bros., ou des modèles 3D, comme dans la plupart des jeux actuels.
Un procédé tout à fait révolutionnaire : les rares jeux du genre utilisent plutôt des dessins animés plutôt que des scènes filmées, à l’image de Dragon’s Lair. Et encore : parfois croisée dans les salles d’arcade dédiées, la technologie est alors impossible à adapter aux consoles de l’époque, la faute à la petitesse de la mémoire des cartouches préhistoriques qui servent alors à stocker les jeux.
Il faudra attendre que le support CD-Rom se démocratise pour que Tom Zito puisse ressusciter Night Trap et Sewer Shark. Ce sera fait en 1992, quand Sega sort son Mega-CD aux Etats-Unis. Grâce à cet accessoire qui se clipse sur la Mega Drive, la console de Sega apporte une réponse à une question que personne ne se posait : comment développer des jeux plus gros ?
Une question anachronique et sans intérêt, puisque si les jeux sont plus gros, les machines sont toujours aussi limitées techniquement : impossible, par exemple, de se servir de ces nouveaux supports de stockage pour afficher de la 3D. Alors, faute de mieux, on y mettra de la vidéo : à la demande de Sega, Tom Zito ressort Night Trap et Sewer Shark de ses cartons. Brève mais mémorable, l’ère des jeux en full motion video est arrivée.
Night Trap: Dangerous Games (Digital Pictures) (Making of / Documentary)
Durée : 08:26
Objet filmique bâtard
Dans un jeu en vidéo, on ne dirige pas un acteur comme on dirige Super Mario. Dans les jeux qui utilisent, comme Night Trap, des séquences filmées, le joueur se contente de « zapper » entre des séquences préenregistrées. Reste donc au développeur à s’improviser réalisateur, et de mettre en scène la séquence de zapping de manière à en faire un jeu.
L’astuce trouvée par Tom Zito, c’est de proposer au joueur de contrôler les caméras de surveillance d’une grande maison envahie par d’improbables vampires technophiles. Depuis son écran de contrôle, le joueur peut activer des pièges à distance et ainsi tenter de sauver les occupantes des lieux. A lui de passer d’une pièce à l’autre selon le bon timing, surveillant la progression des intrus, déclenchant les pièges au bon moment, et gardant un œil, le cas échéant, sur d’éventuels changements de mot de passe.
Peut-être sans s’en rendre compte, Zito pousse ainsi dans ses derniers retranchements le rapport du joueur au personnage qu’il incarne, jusqu’à ce que les deux se confondent. Un jeu vidéo, c’est traditionnellement une pièce qui se joue à trois : le joueur, son avatar, et l’univers dans lequel ce dernier évolue. Dans Night Trap, le héros s’efface, et c’est le joueur qui plonge directement dans l’univers, interagissant avec lui, en manipulant directement les outils (ici, les caméras de sécurité), sans passer par le filtre d’un avatar.
C’est à la fois brillant et assez nul : le jeu est absurdement difficile, et, à vrai dire, assez peu amusant. Une vingtaine d’années plus tard, le créateur Sam Barlow exploitera le même dispositif avec infiniment plus de finesse dans le jeu/enquête Her Story. Night Trap lui, est une série B assumée, au mauvais goût douteux. C’est d’ailleurs, à l’époque, l’argument de vente évident du titre : si le jeu nous présente comme un sauveur, le joueur, lui, est bien mis dans la position d’un voyeur surveillant, à leur insu, cinq jeunes femmes très court vêtues.
Les jeux du genre s’adjoignaient régulièrement les services de stars sur le retour : dans « Night Trap », le rôle est assuré par Dana Plato. | Virgin Interactive
Night Trap fera d’ailleurs scandale à l’époque. Pas tellement pour son caractère sexiste mais parce qu’on lui reproche d’être violent. Des sénateurs américains et des associations de défense des enfants dénoncent ses scènes gores et de sexe. Le représentant américain de Nintendo est obligé de jurer, la main sur le cœur, que jamais pareille immondice ne sortirait sur une de leurs consoles. Night Trap, avec Mortal Kombat, est d’ailleurs l’un des jeux qui motivent la création de l’ESRB, équivalent américain de notre PEGI, organisme qui a le pouvoir de déconseiller tel ou tel jeu à tel ou tel public.
Vingt-cinq ans plus tard, le parfum de scandale est largement retombé. En vérité, il n’y a aucune scène de violence physique, aucune scène de sexe dans Night Trap. Il n’y a pas ici la moindre goutte de sang, ses vampires sont absolument grotesques et, dans la scène la plus torride du jeu, une jeune femme simplement drapée d’une serviette de bain se coiffe devant un miroir.
Le malentendu dissipé, il ne reste plus que la certitude de faire face à un nanar authentique, sorte d’objet filmique bâtard, à la croisée de deux mondes, empruntant à la fois au pire du cinéma (son esthétique de film érotique) et du jeu vidéo (les interactions minimales et approximatives et ses personnages féminins catastrophiques).
Les vampires de « Night Trap », plus ridicules qu’inquiétants. | Screaming Villains
Nanar vidéoludique
Night Trap, d’abord sorti sur Mega-CD, puis adapté sur 3DO et PC, a ouvert la voie à des centaines de jeux du même genre, tous plus médiocres les uns que les autres. La recette ne variera quasiment jamais : des séquences mal filmées, des interactions au rabais, et, parfois, une star sur le retour (ici l’actrice d’Arnold et Willy Dana Plato, mais John Hurt, Dennis Hopper, Tim Cury, Mark Hamill ou même Christopher Walken s’y égareront également).
« Ça apparaît alors comme un futur potentiel, analyse Patrick Hellio, qui a écrit sur Night Trap et les jeux en full motion video dans L’Année jeu vidéo : 1992 (Third Editions). L’industrie se demande à cette époque si ce n’est pas ça, l’avenir du jeu vidéo. »
Surprise, ça ne l’a pas été. Dès lors que les consoles ont été suffisamment puissantes pour calculer de la 3D, les polygones de Tomb Raider ou de Super Mario 64 ont remplacé ces curiosités ludiques, témoins d’une époque qui ne savait pas comment remplir ses CD-ROM.
Alors pourquoi rééditer aujourd’hui ce qui apparaît comme une expérience dépassée ? Il y a d’abord la tentative de surfer sur la nostalgie de joueurs fétichistes à l’endroit d’un véritable nanar vidéoludique, tellement ringard qu’il en est devenu culte, comme il existe de mauvais films charmants.
« Les acteurs ne comprenaient pas ce qu’il se passait, pourquoi ils retournaient plusieurs fois chaque scène de façon différente, raconte Patrick Hellio. C’est ce qui le rend intéressant, rigolo : c’est un objet ironique qui a une patine qui doit autant au surjeu des acteurs qu’à la quasi-absence de jeu du joueur. »
C’est, peut-être, une des points forts involontaires du jeu de Tom Zito, l’argument marketing que personne n’a vu venir et qui va lui permettre de connaître une seconde vie, vingt-cinq ans après sa sortie initiale : et si, parce que c’était un jeu davantage destiné à être regardé qu’à être joué, Night Trap était parfaitement taillé pour séduire ceux qui préfèrent consommer le jeu vidéo sur YouYube ou en streaming sur Twitch plutôt que manette en main ?
Night Trap: The Movie (The Legacy Cut) [3DO]
Durée : 53:33