L’espionne du FBI qui épousa un djihadiste
L’espionne du FBI qui épousa un djihadiste
Par Violaine Morin
Comment une femme, décrite par son avocat comme « intelligente et manifestement naïve », est tombée sous le charme du djihadiste qu’elle surveillait.
L’histoire serait digne d’une nouvelle saison de la série « Homeland », elle est pourtant bien réelle. Daniela Greene, une traductrice au service du Federal Bureau of Investigation (FBI), s’est enfuie vers la Syrie en 2014 pour épouser un djihadiste qu’elle était chargée de surveiller. L’histoire est racontée par CNN, qui a eu accès à des documents déclassifiés par la justice fédérale après la sortie de prison de la jeune femme, à l’été 2016.
Originaire de République tchèque, Daniela Greene a passé sa jeunesse en Allemagne avant de se marier avec un Américain. Parlant parfaitement allemand, elle est engagée en 2011 comme traductrice par le FBI. En janvier 2014, on la charge d’enquêter sur Denis Cuspert, un Allemand qui est passé de rappeur amateur à djihadiste (« professionnel ») en Syrie.
Après son arrestation, Daniela Greene a avoué avoir utilisé trois comptes Skype pour communiquer avec le djihadiste. Deux d’entre eux étaient connus du FBI. Elle n’avait jamais parlé du troisième. Le 11 juin 2014, elle quitte le pays en remplissant un formulaire de voyage, obligatoire pour les employés du FBI soumis au dispositif de sécurité de l’agence.
Elle liste son voyage sous la rubrique « personnel » et dit vouloir rendre visite à sa famille à Munich. Le 23 juin, elle prend un avion pour Toronto, puis Istanbul. De Gaziantep, elle passe la frontière turco-syrienne et épouse Denis Cuspert, désormais connu sous le nom d’Abu Talha Al-Almani.
« J’étais faible et je ne savais plus comment gérer »
Mais, dès le 8 juillet, alors qu’elle est en Syrie et nouvellement mariée, elle envoie un e-mail à une personne non identifiée aux Etats-Unis. Elle y exprime des remords : « J’étais faible et je ne savais plus comment gérer », explique-t-elle. Le lendemain, elle envoie un second message :
« Je suis partie et je ne peux pas revenir. Je ne saurais même pas comment passer, si j’essayais de rentrer. Je vis dans un environnement très dur et je ne sais pas combien de temps je vais tenir ici. Mais ça n’a pas d’importance, il est de toute façon un peu trop tard… »
Elle parvient cependant à fuir au début du mois d’août 2014, un mois environ après son arrivée. Elle est arrêtée le 8 août. En décembre 2014, elle plaide coupable et est associée à la procédure. En juin 2015, l’enquête s’achève et une partie des documents est déclassifiée. La jeune femme est condamnée a rester en prison une année supplémentaire (pour une durée de peine totale de deux ans).
Dans les documents de justice consultés par CNN, le comportement de Daniela Greene est qualifié de « choquant ». Les procureurs précisent qu’elle mérite une « punition sévère ». L’un d’entre eux précise qu’elle a « abusé de la confiance publique, de la confiance des fonctionnaires qui assuraient sa sécurité, de la confiance de ceux qui travaillaient avec elle. Et par cela, elle a mis en danger la sécurité de la nation ». Il réclame toutefois une peine légère, car l’accusée a accepté de coopérer avec les autorités. CNN précise que, dans les dossiers liés au terrorisme, les peines sont en général beaucoup plus lourdes, y compris par exemple pour une tentative avortée de se rendre en Syrie.
La bonne élève et le rappeur
Denis Cuspert en 2005, avant sa conversion à l’islam, alors qu’il se faisait encore appeler « Deso Dogg » et cherchait à percer dans le rap. | DI MATTI / AFP
Comment Daniela Greene a-t-elle pu se laisser séduire par un djihadiste notoirement sanguinaire, vu à de multiples reprises dans des vidéos de propagande, parfois tenant à bout de bras des têtes décapitées ? C’est encore un mystère.
Invitée à répondre aux questions de la chaîne, l’ancienne traductrice, aujourd’hui hôtesse d’accueil, a dit craindre pour la « sécurité de sa famille ». Les images d’elle qui circulent en ligne sont systématiquement floutées. Son avocat la décrit comme une femme « intelligente et manifestement naïve » qui « regrette sincèrement » ce qu’il s’était passé. « C’était une personne bien intentionnée, qui a été prise dans quelque chose qui la dépassait complètement », se contente de répondre son avocat.
Denis Cuspert, quant à lui, n’est pas n’importe quel djihadiste. Dans les documents déclassifiés par la Cour, l’homme est baptisé « Individu A ». Par recoupements, CNN a réussi à retrouver sa véritable identité, confirmée depuis par une source proche du dossier.
Devenu recruteur, propagandiste et plus généralement agitateur en ligne pour l’organisation Etat islamique, il est recherché des services de police américains et européens. Sa transition de rappeur amateur, tatoué à la gloire de la thug life, à djihadiste sanguinaire avait eu une grande résonance dans la presse occidentale en 2013, avant que l’Etat islamique fonde sur la moitié de l’Irak et en Syrie.
Du rap au « nasheed »
Sa conversion à l’islam a lieu en 2010, à la suite d’un accident de voiture lors duquel il a frôlé la mort. Son rap est remplacé progressivement par des nasheed (des poèmes religieux musicaux) sur YouTube, dans lesquels il fait l’apologie d’Oussama Ben Laden. Il a acquis une notoriété dans le petit monde de la propagande djihadiste en ligne après avoir posté une vidéo montrant le prétendu viol d’une femme musulmane par des soldats américains, en Afghanistan.
Cette vidéo a provoqué le passage à l’acte d’Arid Uka – le jeune homme d’origine kosovare a assassiné deux membres de l’armée de l’air américaine le 2 mai 2011 à l’aéroport de Francfort.
Denis Cuspert a ensuite cofondé un groupe djihadiste en Allemagne, impliqué dans des affrontements de rue entre salafistes et militants d’extrême droite à Bonn et à Solingen, en 2012. Son groupe dissous, il est parti pour l’Egypte, puis la Syrie, d’où il a publié des vidéos menaçant l’Allemagne. Son allégeance à l’EI date d’avril 2014, durant l’enquête de Daniela Greene. A l’automne 2015, le Pentagone annonce sa mort dans une frappe aérienne de l’armée américaine. Information qui sera démentie par la même source neuf mois plus tard, en août 2016.
Une faille dans le recrutement du FBI
Cette affaire représente un affront pour le FBI, révélant désormais au grand public une sévère faille dans son système de recrutement. Selon CNN, une première fuite de ce « mariage » entre Denis Cuspert et une espionne américaine a été diffusée dans la presse allemande en janvier 2015. Le nom de Daniela Greene n’y apparaissait pas, et l’histoire était en partie fausse. On pouvait y lire qu’une opération de séduction avait été organisée par le FBI pour piéger Denis Cuspert, et non qu’un agent était parti en Syrie à l’insu de ses supérieurs pour épouser un djihadiste… En l’absence de confirmation du FBI, l’affaire avait disparu de la presse.
Le FBI annonce avoir pris, à la suite de cette affaire, un certain nombre de mesures pour réduire les risques, sans toutefois préciser lesquelles. « C’est terriblement embarrassant pour le FBI, ça ne fait aucun doute », précise le spécialiste sécurité de CNN, un ancien membre du département d’Etat.
Dans le dossier déclassifié par la Cour, l’un des procureurs précisait :
« Le fait qu’elle s’en soit sortie indemne et que les informations sensibles qu’elle détenait n’aient pas été révélées aux terroristes avec qui elle était en contact ressemble fort à un coup de chance, où à un sérieux manque de jugeote de la part de ces terroristes. »