Bien formés mais livrés à eux-mêmes, les jeunes médecins tunisiens lorgnent sur l’Europe
Bien formés mais livrés à eux-mêmes, les jeunes médecins tunisiens lorgnent sur l’Europe
Par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)
Tunisie : « Et sinon la santé, ça va ? » (4/4). Entre 15 % et 20 % des nouveaux diplômés choisissent de quitter le pays pour échapper à des conditions d’exercice et à un contexte social dégradés.
Abderrahmen Bargaoui s’apprête à boucler ses valises. Allure sportive, veste en jeans et lunettes de soleil, le jeune médecin anesthésiste savoure ses derniers moments à Tunis sur les trottoirs de l’avenue Bourguiba, sirotant un café à l’ombre des parasols. « Abdou » – c’est ainsi que ses proches l’appellent – va bientôt s’envoler pour Pontoise, à 25 km au nord-ouest de Paris. La Tunisie, il y reviendra aussi souvent que possible, mais l’heure est à l’exil vers la France, où un centre hospitalier l’attend de pied ferme. Sa femme, enseignante de littérature française, et sa fillette le suivront dans l’aventure.
Agé de 32 ans, onze années d’études derrière lui, Abdou est l’archétype du jeune médecin aspiré par la « fuite des cerveaux ». Le flux incessant en dit long sur le malaise qui mine la médecine tunisienne. Sur le millier de diplômés qui sortent chaque année des quatre facultés de médecine de Tunisie (Tunis, Monastir, Sousse, Sfax), entre 15 % et 20 % choisissent de pratiquer leur métier à l’étranger, selon une estimation de Mounir Youssef Makni, président du Conseil national de l’ordre des médecins tunisiens.
Des internes livrés à eux-mêmes
La France et l’Allemagne sont les destinations privilégiées. En France, les « concours d’équivalence » (imposés aux diplômés étrangers hors Union européenne) voient un taux de réussite élevé pour les Tunisiens, dont la formation est de qualité par rapport à leurs homologues des autres pays en développement. Pour la seule spécialité d’anesthésiste, les Tunisiens ont raflé la moitié des 40 postes disponibles en 2017. Abdou est l’un des heureux élus.
Mais pourquoi quitter la Tunisie à l’aube d’une carrière prometteuse ? « Je veux me forger une expérience dans un pays développé », dit Abdou. En creux, la formule suggère aussi bien des frustrations sur l’état de l’hôpital public en Tunisie. Le jeune anesthésiste, qui termine son « résidanat » (équivalent de l’internat français), se plaint amèrement de n’avoir « pas été assez encadré ».
L’affaire est sensible. Afin d’encourager les professeurs à rester à l’hôpital – et donc à résister aux sirènes du secteur privé –, le gouvernement les a autorisés à pratiquer, deux après-midi par semaine, une activité libérale à l’hôpital même ou dans une clinique extérieure. Cette faveur, baptisée « activité privée complémentaire » (APC), était censée compenser le différentiel de revenu entre les deux systèmes, qui peut aller du simple (public) au quintuple (privé). Mais, faute de contrôle, les abus se généralisent et les chefs de service recourent à l’APC bien plus que deux après-midi par semaine.
Du coup, les jeunes médecins résidents, qui devraient être chaperonnés par leurs aînés, sont livrés à eux-mêmes à l’hôpital. Selon Abdou, une telle négligence a une autre cause : « Beaucoup de professeurs voient dans les résidents une future concurrence. Ils veulent garder le monopole de leur savoir-faire. » L’hôpital cesse ainsi d’être l’école imaginée, le lien entre le maître et les disciples a été brisé.
Le désenchantement face à cette absence d’encadrement n’est qu’une facette d’une désillusion plus générale. Après onze années d’études acharnées et ultra-compétitives, c’est tout le système qui déçoit. Patients trop nombreux pour les structures existantes, donc mal traités ; matériel souvent défectueux qu’aucune maintenance sérieuse ne vient entretenir et réparer ; sécheresse des rapports humains ; tension croissante entre personnel hospitalier et patients plus exigeants que par le passé et qui se traduit par une augmentation des procès intentés contre des personnels soignants coupables de fautes professionnelles.
« Face à toutes ces difficultés, on ne sent pas une volonté politique de changer les choses, se désole Abdou. On se pose alors la question de l’utilité de travailler en Tunisie. » D’où la tentation de partir, de se frotter à de nouveaux horizons, au risque, pour certains, de ne jamais retourner travailler au pays.
Le service national, une année perdue
Dans le cas particulier d’Abdou, une autre raison explique le choix de l’exil vers Pontoise : l’obligation du service national en Tunisie. Le jeune anesthésiste dit aimer son pays, mais cette année perdue lui pose problème. Le gouvernement impose à tous les jeunes médecins spécialistes – l’âge butoir étant 35 ans –, garçon ou fille (pour le reste de la population, seuls les garçons sont concernés) et sans exemption possible, une année de service national. Le choix de la localité dépend du classement du concours de spécialité : les premiers obtiendront le Grand Tunis, les derniers se contenteront des régions de l’intérieur, souffrant de mal-développement et de déficit d’infrastructures par rapport au littoral, relativement privilégié.
Et le fait d’être payé un tiers seulement du salaire normal est mal vécu après onze ans d’études et alors qu’une vie de famille se dessine pour beaucoup. « Pourquoi solliciter de jeunes médecins à la situation encore fragile ? s’interroge Abdou. C’est une solution de facilité que de faire reposer sur les plus jeunes la nécessité de combler le manque de médecins dans les hôpitaux, surtout dans les régions intérieures. » En tout cas, lui y échappera en partant en France, les médecins travaillant à l’étranger étant de facto exempté de service national. Cela fait bien des raisons de fuir. Cruel paradoxe pour une Tunisie qui finance à ses frais une formation dont d’autres pays profitent.