Au Nigeria, qui veut la peau de l’émir de Kano ?
Au Nigeria, qui veut la peau de l’émir de Kano ?
Par Joan Tilouine (Kano, Nigeria, envoyé spécial)
Sanusi II, monarque de l’Etat du nord du pays depuis 2014, ainsi que son conseil sont sous le coup d’une enquête parlementaire pour « détournement de fonds » publics.
C’est en tenue d’apparat violette, un peu raide, le poing levé comme il se doit, que l’émir de Kano a traversé la cour, vendredi 12 mai, du palais fendant sur sa monture royale une foule de notables et de partisans. Puis le second leader musulman du Nigeria a dirigé la cérémonie en l’honneur de quatre nouveaux membres du Conseil de l’émirat. Comme si de rien n’était.
Pourtant, dans son plus proche entourage, sous les turbans, les mines sont graves et les regards, tendus. La presse nationale et le tout-Kano commentent, amplifient ou relativisent l’enquête visant l’émir et, surtout, sa cour royale, le Conseil de l’émirat, soupçonnés de « détournements de fonds publics » et accusés de dépenses de fonctionnement et de représentation somptuaires pour un montant de 17 millions d’euros. Deux Rolls-Royce, que le palais dit avoir reçu d’amis de l’émir, ainsi que des factures astronomiques, de télécommunications et de billets d’avions, sont dans le collimateur des huit enquêteurs qui mènent les investigations. Au début du mois, le monarque, réputé pour son train de vie fastueux et sa fortune qu’il fait fructifier par une série d’investissements, a publié sur Internet sa fiche de paie d’un montant de 1,2 million de nairas (3 465 euros) et non 12 comme les rumeurs le disent.
« Monsieur Je-sais-tout »
L’ancien gouverneur de la Banque centrale, Sanusi Lamido Sanusi, est-il véritablement devenu Muhammadu Sanusi II, l’émir de Kano ? La question est posée avec sérieux dans la deuxième plus grande ville du Nigeria où ses déclarations tonitruantes n’agacent pas seulement la frange la plus conservatrice de la société, mais ravivent aussi les ambitions au sein de la famille royale où les prétendants au trône sont nombreux.
Car l’enquête parlementaire intervient après le vote d’une motion de censure soutenue par la majorité des députés. Outre les détournements de fonds, l’émir est accusé de « poser d’étranges problèmes religieux et de s’engager en politique ». Celui que d’aucuns surnomment désormais « Monsieur Je-sais-tout » dérange, passe pour un « arrogant », pour un monarque qui « parle trop », un « militant » qui se mêle de tout et déborde de son périmètre d’autorité.
Les quarante parlementaires de l’Assemblée locale trancheront sur son sort. Mais le gouverneur de l’Etat de Kano, Abdullahi Ganduje, semble vouloir faire taire cet émir flamboyant, provocateur, et parfois insolent qui a publiquement critiqué son dernier voyage en Chine dans le cadre d’un projet de construction d’un tramway onéreux.
« Nous avons des gouverneurs qui vont en Chine durant un mois et ils reviennent avec un protocole d’entente sur des dettes », avait moqué le monarque début avril. Cette humiliation a pu être le déclencheur des enquêtes sur la gestion financière de l’émirat.
« Le pouvoir politique veut nous fragiliser et essaie de renverser l’émir. La situation est très délicate pour nous, mais on est là pour rester à vie. Eux partent dans deux ans, confie un haut responsable du palais. Notre intérêt est celui du peuple et le chef traditionnel doit dire la vérité, être une autorité morale. »
Franc-parler et critiques au vitriol
Mais le gouverneur de Kano a le pouvoir de limoger l’émir, dont il a approuvé la désignation en juin 2014 et qui se trouve sous son autorité. S’il est reconnu coupable et détrôné, le chef traditionnel sera contraint à l’exil, en résidence surveillée, loin de Kano. Le grand-père de l’émir a connu ce sort en 1963. Plus tard, ce fut au tour du sultan de Sokoto, Ibrahim Dasuki, déchu en 1996 par le dictateur Sani Abacha qui avait fait de même deux ans plus tôt avec l’émir de Suleja (nord d’Abuja).
Condamné à mort par Abubakar Shekau, le chef de la secte islamiste Boko Haram, qui avait envoyé des kamikazes l’assassiner dans la grande mosquée de la ville le 28 novembre 2014, Muhammadu Sanusi II est donc mis sur la sellette par le pouvoir politique local considérablement fragilisé. Même une partie de l’élite de Kano se met à le critiquer en privé. Et dans cette bataille, le gouverneur de Kano ne manque pas de soutiens.
Avec son franc-parler, ses critiques au vitriol et ses prises de positions radicalement réformatrices pour la région où la charia est en vigueur depuis 2000, l’émir a rompu avec une lignée de chefs traditionnels taiseux et discrets perpétuée par son prédécesseur, Ado Bayero, un ancien diplomate.
« La plupart des habitants ont grandi avec Ado Bayero, discret, puissant, qui parlait peu mais juste. Il était à l’image des gens de Kano », dit un notable de la ville. Le style Muhammadu Sanusi II, ancien banquier et intellectuel reconnu, panache une pensée globale et sophistiquée qui puise dans les salles de marché, dans les plus prestigieuses conférences économiques, dans la théologie qu’il a étudié au Soudan et dans la mystique de la confrérie tidjane dont il est un leader. Mais il n’a pas eu la sagesse de se retenir de parler, de dénoncer et de donner des leçons.
Ce qui s’est traduit par une série de déclarations sur des questions politiques, économiques, islamiques ou encore en faveur de l’émancipation des femmes. Impitoyable face à l’ignorance, il humilie le gouverneur d’un Etat voisin qui attribue une épidémie de méningite à une punition divine contre la fornication. Il ne se contente pas de vilipender des gouverneurs mais s’est aussi permis de critiquer la politique du chef de l’Etat, Muhammadu Buhari, un proche de son défunt père, resté populaire à Kano.
« Musulman du XXIe siècle »
L’émir progressiste se revendique « musulman du XXIe siècle » et ne supporte pas de voir ce nord du Nigeria figé dans la pauvreté. Il fustige régulièrement ses coreligionnaires, « bloqués au XIIIe siècle », réfractaires à l’éducation de leurs enfants et hostiles au monde moderne : « Pourquoi les musulmans conservateurs qui prétendent être contre le progrès scientifique montent dans des avions pour effectuer le pèlerinage à La Mecque plutôt que de traverser le désert à dos de chameau ? » Lui rêve de voir Kano suivre la voie de grandes villes musulmanes modernes. Et de citer en exemple Kuala Lumpur, Istanbul, Dubaï, Jakarta…
Il se met à dos le clergé conservateur lorsqu’il milite pour la scolarisation des filles ou préconise l’introduction d’une loi interdisant aux hommes d’épouser plusieurs femmes s’ils n’ont pas les moyens d’assurer leurs besoins.
Peut-être est-il incompris, mal compris ou en décalage avec sa société, trop brutal dans ses prises de parole publiques, blessant parfois et trop exigeant ? Son constat sévère sur la situation du nord du Nigeria, son acharnement à vouloir faire évoluer les traditions, ses critiques systématiques sont perçues comme autant d’insultes par une partie de la population.
L’agitateur se retrouve à son tour au centre d’une controverse qui, cette fois, menace directement l’émirat de Kano, dont l’influence séculaire s’étend à travers le Sahel. L’une de ses filles, Shahida qui le représentait lors d’une conférence organisée en avril a clarifié la position du monarque : « Mon père n’a pas peur d’abandonner le trône si c’est pour continuer à dire la vérité (…). Ceux qui pensent qu’il se taira pour conserver son trône ne connaissent pas mon père. » Muhammadu Sanusi II est prêt à affronter ceux qui veulent nuire à l’émirat et le renverser. Il est aussi disposé à redevenir Sanusi Lamido Sanusi.