Quinzaine des réalisateurs

Il ne faut pas se moucher du coude pour entreprendre d’adapter au cinéma la figure de Jeanne d’Arc. C’est qu’il y a des calibres, toutes époques et tous acabits. Méliès et DeMille, Dreyer et Rossellini, Bresson et Rivette, pour n’en nommer que quelques-uns. La Jeanne sidérante que vient de révéler, à Cannes, Bruno Dumont n’en sera pas moins inoubliable. À l’échelle de la petite planète locale, le film, qui a déboulé dimanche 21 mai à la Quinzaine des réalisateurs, a fait l’effet d’une météorite survolant tout ce qu’on a déjà pu voir.

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Il se trouve que l’auteur de ce film, défrichant depuis vingt ans une œuvre bressonienne, rageusement menée dans le Nord en compagnie des laissés-pour-compte du libéralisme triomphant, a inauguré depuis quelques années une révolution copernicienne qui, de film en film, ne cesse de cueillir les spectateurs par son inspiration, sa truculence, sa folie créatrice. Après P’tit Quinquin, comédie policière surréaliste à se rouler par terre, après Ma Loute, film d’époque anarcho-farcesque mélangeant des stars bankables et des gueules cassées de l’ANPE locale, voilà que Dumont débarque aujourd’hui avec l’ovni Jeannette.

Improbable rencontre

Soit une comédie musicale inspirée au plus près du texte par deux œuvres de Charles Péguy (Jeanne d’Arc en 1897 puis Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc en 1910), chorégraphiée par Philippe Decouflé, et mise en musique par Igorrr. D’emblée, constatons l’improbable rencontre que celle a priori suggérée par ces trois noms. Péguy, homme d’engagement total, figure problématique par excellence, patate chaude du politiquement correct, qu’on ne sait trop à quel saint vouer. Socialiste libertaire et catholique fervent, dreyfusard militant et nationaliste intransigeant, homme de justice et tempérament de feu, styliste de génie et littérateur anti-moderne, brouillé avec la terre entière, tombé au champ de bataille le 5 septembre 1914 à Villeroy. Philippe Decouflé, artiste impur et total, touchant au cirque et au mime, à la musique et à la vidéo, au strip-tease et à la marionnette. Igorrr (alias Gautier Serre), musicien hors norme, pratiquant un mélange guttural d’electro, de heavy metal et de musique baroque.

C’est à la naissance d’une vocation rebelle que nous invite à assister Bruno Dumont

Tout ceci s’assemble, sous la caméra de Dumont, autour de non professionnels qui chantent en direct sur le plateau les textes de Péguy – exploit rarissime au cinéma – lequel plateau n’est autre que cette lande maritime battue par les vents telle que l’affectionne le réalisateur. L’action, divisée en deux parties, commence en 1425 avec l’enfance de Jeanne d’Arc. C’est à la naissance d’une vocation rebelle que nous invite à assister Dumont, à l’avènement d’une conscience qui se révolte contre le Mal, qui est à cette époque l’aliénation de la France et de son peuple, trahis pas les clercs, à la puissance anglaise.

Une série de dialogues merveilleusement habités confronte Jeannette à sa bonne amie Hauviette, que soutient la foi simple du catéchisme, et à Madame Gervaise, une nonne (que Dumont, facétieux et saugrenu comme il sait l’être, multiplie par deux jumelles) qui lui oppose les vertus de la résignation théologique. Puis une Jeanne adulte, plus résolue et brûlante que jamais, met à exécution ses desseins, trompant son père avec la complicité de son oncle, le film finissant à son départ.

Une épiphanie stylistique

Une beauté très particulière, une puissance très étrange, proche et lointaine à la fois, hiératique et sauvage, ressort de ces scènes composées comme des vitraux ouverts aux quatre vents, sur lesquels le spectateur est invité à lire une Histoire qui charme son regard et pénètre son cœur. Ces vertus tiennent dans un mélange qu’on s’est bêtement résigné à croire impossible entre culture savante et culture populaire.

Autant de courts-circuits entre la langue de Péguy et la musique rock qui la met sur orbite, entre l’écriture musicale élaborée et les voix façonnées par la soupe anglo-saxonne qui les porte, entre la gaucherie des gestes et la sophistication chorégraphique qui en joue, entre le primitivisme des décors et la poésie maniériste qui fait y léviter les personnages. De ces collisions admirables, les acteurs sortent transfigurés, touchant, pour le coup, à ce qu’en religion comme en cinéma on appelle la grâce.

Ce film est d’abord une production télévisuelle qui trouvera sa place cet automne sur la grille d’Arte

À l’instar de Péguy, Dumont signe une sorte de « Mystère cinématographique », inventant avec cette Jeannette ce que le philosophe Gilles Deleuze, fervent lecteur de Péguy et fin connaisseur de cinéma, désignait chez l’écrivain comme un « langage auroral ». Tel est le sentiment qu’inspire le film. Une impression d’absolue nouveauté, une épiphanie stylistique. Aussi, un précis de fermeté et de dignité pour des temps aussi empoisonnés que les nôtres, une démonstration que l’esprit souffle où il veut. Il resterait à préciser que ce film, comme il en fut de P’tit Quinquin, est d’abord une production télévisuelle qui trouvera sa place cet automne sur la grille d’Arte. Sa vocation cinématographique, à l’image de son modèle, ne fait pourtant aucun doute.

Bande-annonce du téléfilm "Jeannette l’enfance de Jeanne d’Arc" de Bruno Dumont

Film français de Bruno Dumont avec Lise Leplat Prudhomme, Jeanne Voisin, Lucile Gauthier, Victoria Lefebvre, Aline Charles, Elise Charles, Nicolas Leclaire, Gery de Poorter, Régine Delalin, Anaïs Rivière (1 h 45). Sortie en salles prochainement. Sur le Web : distribution.memento-films.com/film/infos/82