Dans la région de Kayes, au Mali, les habitants comptent sur la diaspora, pas sur l’Etat
Dans la région de Kayes, au Mali, les habitants comptent sur la diaspora, pas sur l’Etat
Par Anthony Fouchard (contributeur Le Monde Afrique, Kayes, Mali, envoyé spécial)
Depuis les années 1970, la plupart des services sociaux et des infrastructures ont été financés par les migrants et sont entretenus par l’argent qu’ils continuent d’envoyer.
Des acacias à perte de vue. C’est le seul paysage qui s’offre aux voyageurs qui empruntent l’unique route goudronnée qui relie Bamako à Kayes, au Mali. Il faut entre huit et dix heures pour rallier cette ville, capitale administrative de la région du même nom. Cela dépend surtout du nombre de camions renversés au travers de la chaussée. Aujourd’hui, il n’y en a que deux, éventrés au bord de la route.
Enclavée, proche des frontières du Sénégal et de la Mauritanie, Kayes a toujours été un lieu de passage. Jadis surnommée la « cité du rail », en référence à son train de marchandises et de voyageurs qui reliait Bamako à Dakar, cette ville de 2 millions d’habitants a perdu de sa superbe au fil de la déliquescence des voies et des sécheresses sahéliennes. Les villages qui dépendaient exclusivement du rail se meurent, leurs habitants s’en vont.
Selon des statistiques nationales, deux ménages sur trois auraient un parent à l’étranger. Dans un Mali carrefour des civilisations, cette mobilité n’avait, jusqu’à très récemment, pas de connotation péjorative. Mais aujourd’hui, elle s’explique non seulement par le climat, mais aussi par une économie délétère. Personne ne veut rester « dans la Cocotte-Minute de l’Afrique », plaisante Bourama Touré, un chauffeur qui fait régulièrement le trajet Bamako-Kayes.
« Les gens se sont pris en main »
Pourtant, dans le village de Koniakari, à 60 km de Kayes, les belles bâtisses en pierre, parabole sur le toit, sont presque aussi nombreuses que les maisons en terre cuite. « Ça veut dire qu’il y a un parent à l’étranger », explique Bassirou Bane, le maire de la commune. Dans cette région, la population a vite compris qu’elle ne pouvait rien attendre de l’Etat. De l’indépendance, en 1960, jusqu’en 1970, le gouvernement n’a construit « qu’une agence postale dans ce village, alors les gens se sont pris en main », raconte l’édile, tranquillement assis dans l’enceinte du centre de santé communautaire. Un investissement de 120 millions de francs CFA (183 000 euros) entièrement financé par les migrants originaires du coin.
Chez certaines ethnies qui peuplent cette partie du Mali, la migration est encouragée. Peuls, Soninké, Khassonké… tous prennent la route. C’est un rite de passage à l’âge adulte. Singalé Soumaré a passé vingt-deux ans en France, avant de revenir s’installer à Kayes. « Chez les Soninké, nos parents nous encourageaient à aller voir ailleurs. Surtout pour aller chercher du travail, car à l’époque, ici, il n’y en avait pas. » L’époque dont parle Singalé Soumaré, c’est le milieu des années 1970. Des dizaines de milliers de Maliens, fuyant notamment les sécheresses, émigrent alors vers les pays voisins : le Sénégal, la Côte d’Ivoire, la Guinée, mais aussi le Congo-Brazzaville ; d’autres prennent la direction de l’Europe.
Au fil des années, ces migrants se sont fédérés et regroupés en associations. Ils ont monté des coopératives et créé des jumelages entre villages français et maliens. L’organisation principale reste la Coordination des associations pour le développement de la région de Kayes en France (Caderkaf), à qui l’on doit notamment l’électrification de plus de 30 centres de santé communautaires, pour un montant global de plusieurs centaines de millions de francs CFA.
« La région leur doit tout »
En France, au Mali et ailleurs en Afrique de l’Ouest, le Groupe de recherche et de réalisation pour le développement rural dans le tiers-monde (GRDR) appuie les migrants dans leurs projets de développement. Assane Dione en est le coordinateur à Kayes ; il affirme que dans la région, 90 % des infrastructures sont l’œuvre de Maliens de l’étranger. « Les services d’adduction d’eau potable, les écoles, les services de santé, l’électricité : la région leur doit tout », poursuit-il.
L’Etat, par la voix de Séga Sow, directeur de l’Agence de développement régional (ADR), ne peut que confirmer. « Nous n’avons pas de chiffres précis, mais c’est vrai : la majorité des services sociaux de base ont été payés et continuent de fonctionner grâce aux contributions des migrants. » En 2016, par exemple, ce sont 21 milliards de francs CFA (32 millions d’euros) qui ont été injectés dans l’économie locale depuis l’étranger. « Et on ne parle que de l’argent qui transite via les canaux officiels, les banques, les transferts réguliers », précise le directeur de l’ADR.
Justement, dans sa boutique de transfert d’argent, Bakary Soukouna supervise des opérations monétaires. « Dans mon petit réseau d’agences, nous recevons environ 200 millions de francs CFA par mois en provenance de l’étranger », détaille-t-il. A 47 ans, il a lui aussi tenté sa chance en Europe, avant de revenir à Kayes il y a quelques années. Il est le directeur d’un groupement d’intérêt économique, le GIE Kalaou. « Nous avons construit une station-service, des centres de santé, et nous avons aussi quelques camions pour des petits chantiers. » Le GIE emploie aujourd’hui près de 50 personnes dans toute la région.
Oignon, banane et gomme arabique
L’Europe « n’est plus l’eldorado que l’on se plaisait à décrire à ceux restés au pays », avoue Singalé Soumaré. « Eldorado » : le mot le fait sourire. « On avait tendance à enjoliver la réalité. Mais tant qu’on pouvait envoyer de l’argent, c’était le principal. » Aujourd’hui, Singalé Soumaré se bat pour développer la région et garder les jeunes au pays. Les investissements conséquents des migrants dans les coopératives maraîchères permettent notamment à Kayes, traversée par le fleuve Sénégal, d’exporter des oignons et des bananes vers d’autres pays.
La gomme arabique, l’une des plus pures du Sahel, est aussi récoltée dans la région. Les migrants, encore eux, travaillent à la labellisation du produit tiré des acacias. Cela pourrait rapporter gros : en France, un pot de 250 g de gomme arabique « made in Mali » se monnaie entre 10 et 13 euros, alors que les producteurs de la région, faute de pouvoir transformer la ressource sur place, la vendent pour l’instant 1,50 euro le kilo. Les acacias à perte de vue sur la route de Bamako pourraient bien devenir le véritable eldorado des Maliens de Kayes.