Accueil des migrants à Calais : « Je veux qu’il y ait une rencontre, je ne suis pas le 115 »
Accueil des migrants à Calais : « Je veux qu’il y ait une rencontre, je ne suis pas le 115 »
Par Anne Guillard
Un ex-psychologue scolaire à la retraite accueille régulièrement à son domicile des réfugiés. Parfois « juste le temps d’une lessive ».
Bernard, en alternance avec Philippe, un autre bénévole, organise chaque mercredi soir « à 19 heures précises » un repas d’une dizaine de personnes auquel sont conviés une majorité de réfugiés et quelques bénévoles. | A. Guillard/Le Monde
Une zone pavillonnaire aux alignements réguliers et sages, à Coquelles, bourgade qui jouxte Calais (Pas-de-Calais). C’est ici que vit Bernard (le prénom a été modifié), 62 ans. D’emblée, cet ex-psychologue scolaire pour élèves en difficulté, à la retraite anticipée depuis 2010 pour raisons de santé, fait part de ses doutes quant à l’intérêt de son témoignage sur l’accueil de réfugiés. « On n’est pas plus généreux que les autres », lance-t-il, plaçant modestie et humilité au cœur de sa démarche.
Le regard en tension dit un « besoin de comprendre » viscéral, exigeant, et une indignation presque douloureuse face à une situation que connaît la région du Calaisis depuis de nombreuses années. Ce n’est qu’en 2015 que Bernard commence son chemin auprès des réfugiés, quand la « jungle », qui allait bientôt ne plus cesser de faire les gros titres de la presse avec ses neuf à dix mille occupants, n’avait « que trois ou quatre mois d’existence ». « J’ai été interpellé par les migrants qui venaient faire leurs courses en ville. Ils avaient huit kilomètres de marche à pied pour rentrer. J’ai commencé à leur proposer de les ramener en voiture. »
Mais c’est avec des Soudanais qu’il a noué des contacts. « L’Afrique est venue à moi », dit celui qui a passé deux ans dans sa jeunesse au Gabon, d’abord comme volontaire du progrès pour échapper au service militaire, puis au Sénégal (« une expérience extraordinaire ») s’occupant de l’accès aux soins de santé primaires. « J’aurais pu faire une carrière dans le développement, ça me passionnait. » Une histoire d’amour le fera rester en France.
Dans la « jungle », il donne des cours de français à l’Ecole du Darfour, créée par un Soudanais, « plutôt confidentielle, modeste », quand l’école laïque du chemin des Dunes, montée à l’initiative du Nigérian Zimako était plus en vue à l’époque. Pour sortir les migrants du « ghetto » que représentait la « jungle » à ses yeux, il était « important de les amener voir des spectacles de danse, de cirque, etc. ».
« Je me suis toujours intéressé à ce qui ne tournait pas rond »
« Je n’étais pas troublé par les conditions de vie dans la “jungle”, n’importe quel village africain était moins bien loti, mais par les violences et le double discours au niveau politique sous couvert d’humanitaire. On vous chasse pour raison humanitaire », s’indigne-t-il, interrogeant « ce déni de l’humain » qui lui « est insupportable ».
« L’exotisme ne m’intéresse pas, mais la découverte de quelque chose qui va me déplacer de ma zone de confort, ce jeu-là m’intéresse. » S’il ouvre des portes aux autres, c’est en l’occurrence la sienne qui leur est grande ouverte. Et si « tant de gens se noient, dans l’indifférence, en Méditerranée », Bernard s’occupe des vivants, à l’instar du médecin de Lampedusa, Pietro Bartolo* qui, inlassablement depuis trente ans, accueille, soigne et pleure « des larmes de sel ».
En lien avec des militants, on lui téléphone lorsqu’il y a quelqu’un à loger. Il refuse si aucun échange n’est possible linguistiquement. « Je veux que ce soit un vrai accueil, qu’il y ait une rencontre. Je ne suis pas le 115 [numéro d’hébergement d’urgence]. C’est parfois juste le temps que la lessive sèche », dit-il, se voyant comme « un simple passage » dans ces vies fracturées.
« On fonctionne en réseaux »
Bernard accueille depuis janvier un Erythréen de 22 ans qui, lorsqu’il a appris qu’un jeune Ethiopien était mort percuté par un camion sur l’A16 ce même mois, « lui a dit qu’il ne souhaitait plus se rendre en Grande-Bretagne ». Il est actuellement « en apprentissage de français intensif dans un lycée professionnel » et veut faire une formation de soudeur.
« On fonctionne en réseaux ici », explique celui qui est bénévole depuis quelque temps au Secours catholique. Un autre jeune, qui a passé un an en Libye vient se reposer régulièrement chez lui. Il a été récemment blessé lors d’une rixe entre Erythréens et Oromos sur un des lieux de distribution de repas par les associations, zone industrielle des Dunes.
Au-delà de l’accueil ponctuel, Bernard, en alternance avec Philippe, un autre bénévole, organise chaque mercredi soir, « à 19 heures précises », un repas d’une dizaine de personnes auquel sont conviés une majorité de réfugiés, pour certains statutaires et vivant sur Calais, pour d’autres poursuivant leur rêve de se rendre en Grande-Bretagne, et quelques bénévoles. « Pour favoriser les échanges, qu’ils puissent parler de leur culture, leurs coutumes. Le tout en français », explique Bernard.
« C’est un laboratoire, ici »
Mercredi, Alassame, originaire de Guinée Conakry, a préparé un délicieux bouillon dans lequel il a fait cuire des légumes assortis de boulettes de viande. Autour d’une table dressée simplement, avec soin, Shafi (ex-salarié interprète afghan à La Vie active), Ahmad (Afghan étudiant en deuxième année universitaire en français), Ahmada (Erythréen), Alassane (qui veut être « capitaine de bateau »), Wakeel (Afghan) et Alkheir (Soudanais) plaisantent, discutent avec Bernard, Philippe, Véronique, retraitée bénévole au Secours catholique, et Fanny, une jeune Parisienne engagée dans un projet d’accès digne à l’alimentation des jeunes mamans et qui vient quelques jours par mois donner un coup de main à l’association.
La conversation roule aussi bien sur les distributions alimentaires pendant le ramadan, la viande halal, les raisons d’Ahmada de vouloir se rendre outre-Manche, la prononciation du « ou » dans « couture », la distinction entre « tutoyer » et « vouvoyer » – ce qui amuse beaucoup Alkheir, qui demande aussi la différence entre « une baguette » et « du pain de campagne » – ou encore sur le rôle de l’accueil. « L’objectif, c’est quand même l’intégration. Non ? », s’interroge Bernard. « Oui, mais aussi que chacun se sente libre », répond Fanny.
Après le repas, quand quelques-uns vont jeter un œil à un match de football, Shafi s’amuse à prononcer « les chaussettes de l’archiduchesse sont-elles sèches ou archi sèches » avec Véronique, qui relève que l’atmosphère est « quasi familiale » : « Ça se fait naturellement entre les nationalités, ce qui n’était pas si simple au départ. » « C’est un laboratoire ici », lance Philippe, le sourire aux lèvres, « l’évidence de la fraternité ». « On est des petits colibris, on fait notre part », dit Bernard, qui veut croire « au changement qui vient du citoyen ».
* Les Larmes de sel, de Pietro Bartolo (JC Lattès).
Demande d’un moratoire sur les expulsions de bidonvilles et de squats
Depuis le démantèlement de la « jungle », en octobre 2016, les associations évaluent à quelque six cents les migrants présents à Calais et aux alentours, sans compter les deux cents Kurdes irakiens qui ont tout perdu avec l’incendie du camp de La Linière à Grande-Synthe et survivent dans un bout de forêt non loin du camp dans des conditions indignes. Ils ne sont « pas visibles, pas nommés », « on fabrique de l’exclusion », dénonce la présidente de la plate-forme de soutien aux migrants, Martine Devries. Le 18 mai, l’association Terre d’errance et plusieurs associations nationales et locales ont cosigné une lettre ouverte adressée au président de la République, dans laquelle elles demandent « un moratoire sur toutes les expulsions de bidonvilles et de squats, afin de ne pas empirer la précarité des personnes et de donner les délais suffisants aux élus, aux services de l’Etat, aux habitant(e)s et organisations associatives [dans le but] de se pencher ensemble sur les difficultés des situations pour tenter d’y trouver des réponses adaptées et respectueuses des droits fondamentaux ».