« Les femmes noires savent que le défrisage est dangereux, mais la pression est trop forte »
« Les femmes noires savent que le défrisage est dangereux, mais la pression est trop forte »
M le magazine du Monde
Chaque mercredi, « M » rencontre une femme qui fait bouger les choses. Cette semaine Aline Tacite, coiffeuse-formatrice experte en cheveux afro-métissés naturels et fondatrice du salon-événement Boucles d’Ebène, qui entend casser les stéréotypes sur la coiffure noire.
Aline Tacite dans son salon de coiffure à Bagneux, le 17 mai 2017. | Chiara Santarelli pour M Le magazine du Monde
Aline Tacite, 43 ans, est une précurseuse en France de la coiffure naturelle pour les femmes noires et métissées. Une tendance autant capillaire qu’identitaire. D’après une étude Ipsos sur les femmes africaines, 68 % des Kenyanes préfèrent les coiffures naturelles, contre seulement 3 % des Ivoiriennes et 4 % des Sénégalaises. La question divise aussi les afro-descendantes. Victime d’une importante chute de cheveux occasionnée par des défrisages répétitifs, cette ancienne assistante de direction trilingue dans un cabinet d’avocats international a découvert aux Etats-Unis le natural hair movement, ou « nappy », qui invite les femmes noires à abandonner les altérations chimiques pour se réapproprier leur véritable texture. En 2001, Aline Tacite lance la première journée de débats et ateliers autour de la coiffure noire, puis en 2005 le salon Boucles d’Ebène devenu un rendez-vous incontournable pour les communautés noires. Sa 6e édition se tient à la Cité des sciences et de l’industrie les 27 et 28 mai. Un événement consacré à l’estime de soi.
Les femmes noires ont souvent une histoire complexe avec leur chevelure. Quelle est la vôtre ?
Je suis née à Paris de parents guadeloupéens. Enfant, je me souviens de moments douloureux quand ma maman me tressait et, à 7 ans, j’ai pris conscience de ma différence le jour où on m’a traitée de « sale grosse vache noire » à l’école. J’ai intériorisé cette différence comme un problème qu’il fallait corriger en grandissant. Je me rappelle de crises de larmes : « Maman, dis-moi que quand je serai grande, je serai blanche avec des cheveux lisses. » C’était le seul moyen d’accéder aux canons de beauté de la société française. Mal dans ma peau, j’ai commencé à me défriser les cheveux à l’adolescence. A force de brûlures au cuir chevelu et de chutes de cheveux, je n’en avais plus. Ma meilleure amie blonde aux yeux bleus a explosé de rire nerveusement en me découvrant. Catastrophée, je me suis interrogée sur ce mal-être que je n’arrivais pas à identifier. Pourquoi est-ce que je faisais ça ? Pourquoi chercher à être quelqu’un que je ne serai jamais ?
Afficher des cheveux naturels est devenu un moyen de faire reconnaître votre identité ?
Depuis que nous avons créé Boucles d’ébène avec ma sœur Marina, le mouvement du retour au naturel s’est enraciné, dans la lignée du retour au bio, de l’acceptation de nos rondeurs… Mais je n’aime pas l’étiquette « nappy », contraction de « nap », qui désigne de façon péjorative la petite frisure mal organisée, et « happy » pour le remasteriser de façon positive. C’est stigmatisant.
Les femmes noires ou métissées se sont longtemps laissées enfermer dans le regard cliché qu’on portait sur elles. On leur répète qu’elles sont impossibles à coiffer, ou on sniffe leur chevelure comme à de petits animaux. Quand elles décrochent un entretien pour un job, elles demandent souvent à leur coiffeur « une coiffure qui passe ». Et quand elles ont envie d’être elles-mêmes sans avoir à se justifier, elles manquent d’informations sur la façon d’y parvenir. Porter ses cheveux naturels est, pour moi comme pour beaucoup de femmes, un simple retour à l’essentiel. Un retour à soi sans autre besoin de justification.
Mais les coiffures afros restent encore stigmatisées…
Je préfère parler de textures – crépues, bouclées, frisées – que d’afro parce qu’avec les métissages, des femmes caucasiennes peuvent avoir les mêmes cheveux. Mais oui, il est triste de constater que Beyoncé a créé une polémique en laissant libre la chevelure de sa fille, que Voici a jugé qu’Omar Sy « frisait le ridicule » en laissant pousser ses cheveux pour le film Chocolat ou que pour Public, Solange Knowles était « coiffée comme un dessous-de-bras ».
Des écoles interdisent encore les afros et locks, jugés inacceptables. Nous manquons de role models. Il y a les cheveux courts du mannequin Alec Wek et de l’actrice Lupita Nyong’o. Les tresses de Christiane Taubira au gouvernement étaient aussi une façon de dire « je suis ce que je suis, je ne me plierai pas à vos codes ». Elle a envoyé un puissant message d’affirmation de soi. Michelle Obama a dû jouer une autre carte stratégique. Mais ses cheveux lisses ne sont pas défrisés, c’est un brushing. Une différence subtile.
En somme, le cheveu est une arme politique ?
On parle à travers le cheveu d’acceptation et de valorisation de la femme noire, de problèmes d’identification, de représentation, de sociologie, de santé. Mais nous ne voulons pas être vues comme politiques. Il s’agit juste d’être soi. On a été les premières à ouvrir le débat en France, il y a quinze ans. Le sujet était tabou pour les Noirs assimilés qui ont tellement intégré la beauté lissée, et les Blancs qui y voyaient du communautarisme. Le défrisage et la dépigmentation restent de très gros marchés. Les femmes savent que c’est dangereux, mais la pression est trop forte. Nous ne sommes pas dans le jugement. Notre but est de transmettre des informations et de donner accès à des produits naturels. La réalité change à grande vitesse. On a vu naître des marques françaises comme Les Secrets de Loly, aujourd’hui sponsor de l’événement.
Chiara Santarelli pour M Le magazine du Monde
Vous pointez les risques pour la santé à cause de certaines coiffures. Quels sont-ils ?
Dans mon salon de coiffure ouvert en 2011 à Bagneux, je vois des petites filles aux yeux tirés par les tresses, des jeunes femmes de 20 ans chauves. Le défrisage est le seul produit de coiffure chimique que l’on trouve en grande surface alors que son pendant, la permanente, est réservé aux professionnels. Ces produits contiennent de la soude, des perturbateurs endocriniens, mais affichent des visages d’enfants sur leurs paquets. Une pause trop longue entraîne des risques de brûlures. Ça passe dans le sang et peut créer des cancers. Ce devrait être interdit pour les enfants et les femmes enceintes. Quand on ne connaît pas les bons produits et techniques, on crée beaucoup de souffrance. Le démêlage se transforme en arrachage. Après le tressage trop serré, des femmes doivent prendre du Doliprane pour supporter le mal de tête. Le poids des mèches peut aussi entraîner des alopécies. Beaucoup de femmes noires se cachent sous des perruques et tissages, mais quand le cuir chevelu ne respire pas cela peut causer des mycoses.
Que peut-on découvrir au salon-événement Boucles d’ébène ?
Notre cheval de bataille, c’est la transmission. En Afrique et aux Antilles, on a des techniques de grand-mères pour assouplir les cheveux. Sous un climat humide et un climat tempéré, les ressentis ne sont pas les mêmes. Le cheveu dit texturé a besoin d’hydratation et de nutrition, une synergie qui va lui donner malléabilité, souplesse, brillance et le rendre coiffable. L’entrée du salon (13 euros en prévente) donne droit à un diagnostic des cheveux et de la peau avec des coiffeurs et dermatologues, et accès à une trentaine de conférences sur la dépigmentation, des ateliers mamans-enfants, car si le coiffage redevient un moment de plaisir, cela participe à la construction d’une identité positive, ou encore sur le leadership féminin. On expose des marques de beauté consacrées et des créateurs de mode et design. Beaucoup de femmes blanches y trouvent aussi leur bonheur, à prix très compétitifs.