Manchester : « Son premier concert, on s’en souvient toute sa vie »
Manchester : « Son premier concert, on s’en souvient toute sa vie »
Par Charlotte Chabas (Manchester, envoyée spéciale)
Anna a 13 ans, bientôt 14. Depuis trois ans, elle rêvait de voir son idole, Ariana Grande. Alors sa mère l’a emmenée, lundi soir. Elle l’a sauvée aussi.
Ce n’est plus une chambre, c’est un chantier. Le papier peint blanc à étoiles roses a quasiment disparu sous une épaisse couche de violet uni. Seul un pan de mur n’est recouvert qu’à moitié, faute de pots de peinture suffisants. Dans un coin, des cartons remplis de Barbies et de peluches attendent leur nouvelle propriétaire, une petite voisine du quartier de Stretford, au sud-ouest de Manchester. « Je voulais tout changer dans ma chambre », explique la jeune locataire des lieux, « le violet ça m’apaise ».
D’elle, on ne donnera que son prénom, Anna. Son âge aussi, « 13 ans, mais 14 dans quatre mois ». Pas de nom de famille, pas de portrait. « Je veux qu’elle comprenne que c’est bien de parler de ce qu’il s’est passé, mais je ne veux pas que toute sa vie elle se retrouve face à ça si elle tape son nom dans Google », explique sa mère, Mary, une professeure de sport de 42 ans.
Au mur, sur le calendrier, la date du lundi 22 mai est surlignée de jaune. « Cela fait des mois que je l’attendais. C’est mon idole depuis trois ans, je comptais tellement les jours avant de la voir », raconte la jeune fille, qui sort de son quasi-mutisme et s’illumine au nom d’Ariana Grande. « Elle est tellement belle. C’était encore mieux que tout ce que je pouvais imaginer ».
Cela fait un certain temps que Mary a vu sa fille changer. Finis les dessins animés avec son petit frère, Nathan, 9 ans. Elle se met aux « vlogs » et aux « get ready with me » de la youtubeuse britannique Zoella. Elle met de côté son argent de poche pour s’acheter le précieux sésame qui lui permettra de voir sa chanteuse préférée sur scène, celle qui est en fond d’écran de son téléphone. « Pour Noël, j’ai craqué et j’ai pris deux places. Je voulais vraiment partager ça avec elle », explique Mary en couvant du regard sa fille.
« Moi c’était Prince, en 1992, au Maine Road »
Lundi soir, elles se sont préparées ensemble. Anna a mis du gloss rose bonbon, Mary « un petit haut que j’avais pas mis depuis très très longtemps ». Elles sont arrivées en bus, le père d’Anna devait les récupérer à la fin du concert. La collégienne ne raterait pas l’école le lendemain matin, c’était « la seule condition pour qu’on accepte un concert en semaine ».
Deux heures de bonheur, de larmes, de cris. De la part de 21 000 personnes, ça prend aux tripes. « Son premier concert, on s’en souvient toute sa vie », dit encore Mary, attrapant cette fois la main de sa fille. « Moi c’était Prince, en 1992, au Maine Road. Tu parles si j’ai pleuré ! »
La fin du spectacle arrive, Ariana Grande revient sous les applaudissements pour entonner un dernier Dangerous Woman, titre éponyme de son dernier album. Les ballons roses pleuvent. Situées au fond à droite de la salle, mère et fille se faufilent pour gagner la sortie. « Et puis je me suis dit qu’on allait faire un petit détour pour acheter un souvenir », raconte la mère. Elles rebroussent chemin, se dirigent vers le foyer, ce hall dont des voisines de concert leur ont dit qu’il débordait de produits dérivés.
« J’ai mis ma main devant les yeux d’Anna »
Et elles se retrouvent à terre, sans savoir comment. Ce sont des gens devant elles qui se sont écroulés, soufflés par l’explosion ou juste poussés par le mouvement de foule. Elles n’en sont pas sûres. S’en sortent avec quelques bleus, et une « douleur terrible » dans les oreilles. « Je me suis relevée pour tirer le bras de ma fille, et en levant la tête je me suis rendu compte que c’était l’horreur, reprend Mary dans un souffle, sans ciller. J’ai mis ma main devant les yeux d’Anna, par réflexe, comme devant les films que je trouve trop violents. »
Le chignon défait, les traits tirés par deux nuits sans sommeil, la mère avoue « avoir honte » de dire qu’elle n’a « pas aidé » d’autres personnes. Qu’elle est « partie le plus vite possible, quand j’ai vu qu’Anna était capable de marcher et moi aussi ». Retrouver la sortie, l’air libre. En une « vingtaine de minutes, je dirais », elles se retrouvent dehors. « Le réseau était saturé, je n’arrivais pas à joindre mon mari. » Sur leur passage, des dizaines de personnes lui demandent si ça va. Elle a une coupure sur la tempe, « c’est toujours impressionnant les saignements sur le visage ». Enfin, mère et filles parviennent à atteindre le parking 4, où les attend la Volkswagen familiale.
Sur le chemin du retour, dans un « bordel complet de voitures », c’est la radio qui les informe de l’ampleur de ce qu’elles ont vécu. Mary ne veut pas laisser la chape de silence s’installer, alors « c’était un flot de paroles, je n’ai aucune idée de ce que j’ai pu raconter ». Plus tard, alors que son adolescente est partie se servir un jus d’orange, Mary explique : « J’avais tellement peur qu’elle se ferme à tout jamais. »
Mardi matin, Anna n’est pas allée en cours. Ses copines lui ont envoyé des messages. Coleen, qu’elle connaît depuis cinq ans, était aussi au concert, mais « plus près de la scène ». « Il ne faut pas oublier que c’était une soirée magique », lui a-t-elle écrit. « Il ne faut pas que ça change. »