Protestations en Russie après les perquisitions visant le metteur en scène Kirill Serebrennikov
Protestations en Russie après les perquisitions visant le metteur en scène Kirill Serebrennikov
Par Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)
Figure majeure de la scène contemporaine, le directeur du Centre Gogol de Moscou fait l’objet d’une enquête pour « détournement de fonds », une « affaire politiquement motivée » selon ses soutiens.
La presse devant le Centre Gogol de Moscou, le 23 mai. | VASILY MAXIMOV / AFP
Toutes affaires cessantes, le cinéaste Fiodor Bondartchouk, réalisateur de la superproduction Stalingrad (2013) a accouru, en tongs, devant le Centre Gogol, un théâtre bien connu à Moscou, visé, mardi 23 mai, par une perquisition. « Je ne comprends rien…, déclarait-il, au milieu d’une foule d’artistes et d’anonymes. Kirill Serebrennikov (…) est une fierté pour la Russie dans le monde entier ». Metteur en scène et réalisateur, ce dernier fait l’objet d’une enquête pour « détournement de fonds », 200 millions de roubles (environ 3 millions d’euros) de subventions publiques allouées entre 2011 et 2014 à sa troupe de théâtre, 7e studio.
En même temps que le Centre Gogol, qu’il dirige depuis 2012 sur le plan artistique, Kirill Serebrennikov a subi une perquisition à son domicile avant d’être emmené par des policiers en civil, le visage dissimulé par des bandanas, pour interrogatoire. Relâché, il a repris ses répétitions mais est astreint au silence. Pas ses soutiens, qui dénoncent une opération menée contre l’un des acteurs les plus talentueux de la scène russe contemporaine. Dans une lettre rendue publique jeudi 25 mai, les critiques de théâtre lui ont à leur tour apporté leur soutien en faisant part, ouvertement, de leurs « soupçons » sur une « affaire politiquement motivée ».
« Des imbéciles »
Homosexuel revendiqué, provocateur, Kirill Serebrennikov, 47 ans, auteur notamment du film Le Disciple, présenté au festival de Cannes en 2016, dans lequel un ado devenait un fanatique orthodoxe, a profondément révolutionné le théâtre russe en adaptant, de façon parfois décapante, des classiques du répertoire national. Sous son impulsion, le Centre Gogol, rejoint par la troupe de 7e studio, est devenu un haut lieu de la scène. Indigné, Vladimir Ourine, directeur du célèbre Bolchoï, dont le prochain spectacle programmé en juillet, Noureev, a été monté par Kirill Serebrennikov, a écrit à Vladimir Poutine : « Ce qui s’est produit contre ce metteur en scène n’est pas bien. C’est un artiste, il n’est pas responsable de la partie financière ».
Mercredi 23 mai, lors d’une cérémonie de remise de décorations au Kremlin, Evgueni Mironov, acteur et directeur artistique de théâtre, a lui aussi remis une lettre au chef de l’état. « Êtes-vous au courant ? », lui a-t-il demandé. « Oui », a dit M. Poutine. « Mais pourquoi ? Vous partez lundi en France, à quoi bon ? », a poursuivi l’homme de théâtre. « Des imbéciles », aurait alors répondu le président russe sans préciser à qui il pensait, selon le dialogue rapporté par un journaliste du quotidien Kommersant, témoin de la scène. « Il n’y a rien de politique », avait assuré de son côté Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin.
Sans convaincre. « L’artiste en Russie qui devrait être fier est insulté et humilié. Et comme c’est une personne connue pour son indépendance et sa liberté, qui a plusieurs fois fait des déclarations audacieuses, ces répressions soudaines ont un air particulièrement mauvais », s’insurge le danseur Mikhaïl Barychnikov. « Nos institutions sont dans un environnement anormal, perverti (…) où tout est extrêmement bureaucratisé. C’est une pathologie, vous comprenez ?, soupire le cinéaste Vladimir Merzoïev. Et c’est très compliqué, dans cette situation, de fonctionner parfaitement. Les autorités font tout pour que chacun se sente sur la sellette… »
L’affaire pénale a été ouverte à la suite d’une enquête du parquet elle-même lancée début 2015, à la demande d’une association conservatrice, baptisée Art sans frontière, contre plusieurs scènes de Moscou soupçonnées, selon une source anonyme du ministère de la culture citée par le site russophone Meduza, « d’utilisation de langage grossier, de propagande de comportements immoraux et de pornographie ». Ladite association avait organisé quelques mois plus tôt une exposition, « Au fond », qui épinglait, sur de grandes photos des pièces de théâtre avec, accrochées dessus et bien mises en évidence, des montants de subvention publique.
Exaltation du patriotisme
Représentée notamment par un ancien membre du SVR (les services de renseignements extérieurs), elle aurait bénéficié, selon Meduza, d’un « don » de 4 millions de roubles alloués par la présidence en 2016, en vue de développer des contenus « créatifs et patriotiques pour les citoyens ».
À plusieurs reprises, ces dernières années, des artistes ou des lieux culturels ont été la cible de mouvements conservateurs ou ultra-orthodoxes, dans un climat d’exaltation du patriotisme entretenu par le ministère de la culture. « Au théâtre, je peux faire ce que je veux. Ou plutôt, comme disait Maxime Gorki, je me suis donné le droit d’être libre dans une Russie qui est restée au stade de l’Europe des années 1950-1960 : le temps où Fellini était interdit par le Vatican, où Pasolini allait de procès en procès pour atteinte aux bonnes mœurs », déclarait Kirill Serebrennikov dans un entretien à Télérama en novembre 2016.
Mardi, il est apparu quelque peu choqué, après six heures de perquisition menée par des policiers arrivés dès le matin, armes au poing, accompagnés d’OMON (forces anti-émeutes). « Tout va bien, je ne fais aucun reproche aux enquêteurs… », avait-il marmonné, casquette vissée sur la tête, au moment de s’engouffrer dans la voiture qui devait l’emmener au Comité d’enquête, créé par décret présidentiel pour gérer les dossiers sensibles. L’ancien directeur de 7e Studio, Youri Itine et la comptable Nina Masliaïeva ont été placés en garde à vue.