Enki Bilal se définit lui-même comme un lecteur infidèle. | I Franciosa

Deux ans après sa première participation à la Biennale d’art contemporain de Venise, Enki Bilal revient dans la cité lacustre avec « Ve(s) tige/Ve (r) tige », une installation montée au sein du musée archéologique de la ville avec la collaboration de la maison de ventes Artcurial. Alors qu’il travaille à la réalisation d’un nouvel album de bande dessinée, celui qui est aussi cinéaste, ­peintre et décorateur pose un regard acéré sur le monde actuel.

Dans quelle époque vivons-nous ?

Dans une époque d’oxymores multiples. D’un côté le monde ­progresse à vitesse grand V, de l’autre il régresse comme jamais. Une énorme faille s’est créée : le déficit de transmission. Je suis ­favorable au progrès. Il a littéralement explosé avec les avancées du monde numérique, qui sont sans doute plus importantes que celles engendrées par Gutenberg avec l’invention de l’imprimerie. Le problème est que cette révolution a complètement stoppé la transmission d’un certain nombre d’éléments historiques et culturels, comme si l’accélération des choses n’avait pas permis de les digérer. Prenez l’exemple de la Shoah : il y a toute une génération qui ne sait pas ce que c’est aujourd’hui. Ce n’est la faute de personne, c’est ainsi. Ce défaut de mémoire est arrivé brutalement, comme un AVC. Un fossé s’est creusé avec ceux qui ont un accès parcellaire à la culture. Cette régression se fait également sur le plan moral. L’obscurantisme est de retour. Dans le même temps, l’homme envisage d’aller sur Mars. L’oxymore absolu.

Ces paradoxes constituent-ils une matière première de choix pour l’artiste que vous êtes ?

Oui. Dans mes créations, les mondes passé, présent et futur sont toujours intimement liés. Tout ce que je fais est tiré de ce magma temporel, ma nourriture est là. J’ai le sentiment de coller à l’époque, et même de la devancer avec des fulgurances qui sont un peu le propre de tout artiste. Contrairement au journaliste, qui est obligé de s’arrêter sur les faits afin de les restituer et de les analyser, l’artiste peut vagabonder et se projeter vers l’avant. Dans Partie de chasse (Dargaud, 1983), nous avions mis en scène, avec Pierre Christin, la fin du bloc communiste bien avant l’heure. L’obscurantisme religieux, dont on parle tant aujourd’hui, est le sujet du ­Sommeil du monstre (Les Humanoïdes associés, 1998). Et le ­dérèglement climatique est au cœur de ma trilogie dite du Coup de sang (Animal’z, 2009 ; Julia & Roem, 2011 ; La Couleur de l’air, 2014 ; tous publiés chez Casterman). En tant qu’artiste, je trouve ce monde excitant, passionnant, incroyable. Mais très inquiétant en même temps car il est en train de nous dépasser.

Qu’est-il arrivé pour qu’il en soit ainsi ?

Nous avons joué aux apprentis sorciers. On s’est laissé endormir par une obsession du court terme sans écouter les lanceurs d’alerte. L’élection de Trump est un élément qui fait partie de cette déstabilisation. On voit bien que rien n’est plus « installé » dans le monde, comme cela était le cas dans la seconde partie du XXe siècle, où un certain train-train s’était sans doute mis en place.

La thématique de la mémoire est omniprésente dans votre œuvre. Doit-on mettre cela sur le compte de votre enfance, passée dans la Yougoslavie de Tito, puis de votre exil en France ?

Tout artiste est forcément confronté à la question de la mémoire, même ceux dont le domaine est l’autofiction. Quand Christine ­Angot écrit ses livres, elle le fait en prenant appui sur sa mémoire. Sa focale est certes différente de la mienne, mais le processus est le même, finalement. Je suis incapable de me raconter à travers des éléments intimes de mon être car je les ai sans doute oubliés. En revanche, j’ai toujours été sensible à la mémoire collective, que je compare à un air qu’on respire. Dans mon enfance, cet air était un peu vicié et inquiétant : nous vivions dans une dictature soft mais avec un pouvoir omniprésent, une forme de paranoïa s’était développée en moi, mon père était parti [en France], ma pauvre mère se débattait avec ses deux enfants… Toutes ces choses-là s’impriment en vous.

Pouvez-vous nous décrire et nous expliquer la conception de « Ve(s) tige/Ve (r) tige », l’installation que vous présentez à la Biennale de Venise jusqu’au 31 juillet ?

C’est assez incroyable mais les éléments qui composent cette ­installation se sont mis en place d’eux-mêmes, comme des pièces de puzzle qui s’assembleraient de manière préméditée. Tout est parti d’un coup de fil du directeur du Musée archéologique de ­Venise me proposant une carte blanche. La seule contrainte était de réaliser quelque chose qui rappelle l’archéologie. Or, au même moment, je me trouvais chez Idem, un atelier de lithographie situé à Montparnasse qui a accueilli les plus grands artistes du XXe siècle [Matisse, Picasso, Miro, Dubuffet, Braque, Chagall, Giacometti, Léger, Cocteau, Calder…]. Un certain nombre d’entre eux ont ­travaillé sur la pierre sur laquelle j’ai pu dessiner moi-même, avant qu’elle ne soit abrasée à nouveau.

L’idée de mettre en scène une pierre lithographique à la façon d’un « vestige » s’est alors combinée avec le concept du « vertige » que je venais de développer à travers une série de toiles apaisées et ­aériennes sur le mont Fuji, faites pour Chanel. Au même moment, un ami designer travaillant pour une manufacture du nord de la France m’a proposé de réaliser un tapis à partir d’une de mes toiles. Il ne me restait plus qu’à réaliser une bande-son autour des éléments de cette toile : une baleine, un oiseau, une balle de kalachnikov qui passe… J’ai alors demandé à mon ami très cher Jean-Louis Trintignant d’enregistrer un texte en italien décrivant tout cela.

Vous êtes l’archétype de l’artiste protéiforme. Auteur de ­bandes dessinées, cinéaste, peintre, vous avez aussi conçu des décors pour le ballet et l’opéra. Est-ce que le dessin, à travers sa noblesse, est le point commun à tous ces médiums ?

Absolument. Je ne suis pas un dessinateur virtuose comme il y en a eu beaucoup dans la bande dessinée, des as du crayon qui étaient emportés dans une sorte de boulimie. Le dessin reste pour moi un langage : celui de l’enfance, des premiers balbutiements, de la maîtrise de la langue… C’est effectivement lui qui me permet de passer d’un médium à l’autre. Ensuite, je m’adapte, je « garnis ». ­Disons que je ne suis pas « seulement » un dessinateur mais « avant tout » un dessinateur.

La bande dessinée a beaucoup évolué ces dernières années, en explorant notamment les champs de l’autofiction et de la non-fiction (reportage, biographie, vulgarisation scientifique…). En lisez-vous ?

Non. J’ai un peu de mal avec ce qui est publié aujourd’hui. L’autofiction sociétale ne m’intéresse pas ; quand je commence à en lire, cela me tombe des mains. Je préfère la presse pour savoir ce qui se passe dans la société. Quant à la dimension « autofiction », il faut vraiment avoir une vie extraordinaire pour s’aventurer dans cette voie… En fait, à partir du moment où j’ai commencé à faire moi-même de la BD, je suis devenu un lecteur très infidèle. Il n’est ­jamais bon de mariner dans le milieu dans lequel on crée : on finit par tourner en rond.

Vous revenez néanmoins à votre discipline de prédilection, avec un album attendu en novembre…

Oui. Le simple fait d’écrire et de dessiner est toujours une satisfaction, mais il faut être poussé par ce qu’on est en train de raconter. Concernant l’album que je prépare pour Casterman, je peux juste vous donner le titre : Bug. Un mot qui a un double sens en anglais [un dysfonctionnement informatique et un insecte]. Je dois avouer que je suis moi-même atteint par cette obsession du numérique, je suis devenu un addict sans le vouloir. Je viens de passer ­plusieurs jours sans iPhone. « C’est super, ça va être chouette », me suis-je dit sur le coup. En fait pas du tout : j’étais perdu.

« Ve(s) tige/Ve (r) tige », d’Enki Bilal, au Musée archéologique de Venise, place Saint-Marc. Jusqu’au 31 juillet