Dans « Bled Runner », au Théâtre du Rond-Point, le 22 février. | Patrick Berger/ArtComPress

Fellag inchangé, Fellag nouveau. Fellag, le pitre moqueur, chéchia et pantalon flottant en bout de bretelles, être ­particulièrement humain. D’une bienveillance, d’une courtoisie, d’une classe qui détonne avec le ton actuel de l’humour, la férocité de commande et la sur­enchère de provoc. La transgression de Fellag, c’est ce contre-courant. Ne jamais jouer le pire.

Qualité de l’âme

Invité d’honneur aux Nuits de Fourvière, Fellag fait le point. Il s’affiche sous ses nouvelles frusques et invite ceux qu’il aime : Hocine Boukella des Cheikh Sidi Bémol (oui, bon, d’accord), André ­Minvielle et Jacques Bonnaffé. Soit un chanteur de rock algérien et deux fous.

Hocine et son groupe, Fellag les a recrutés à la qualité de l’âme : « Il faut avoir une âme pour jouer du blues, du rébétiko, du flamenco » ; et, en même temps, il les a sélectionnés à l’extravagance : ils chantent de vieux airs de marins kabyles. « Hocine a inventé des chants anarchistes, et dans une société très séparée, très pudique, la possibilité d’une vie de plaisirs et de tristesse qui feraient voyager. »

Pas plus de marine en Kabylie qu’en Suisse ? Et alors ? De toute façon, sauf pour la touristerie ­moderne, la mer, ce n’est pas normal. Ça bouge, ça hurle, ça vous prend vos enfants. Ça noie tout. En quoi l’absence de mer empêcherait les chants de marins, la mélancolie des grands skippeurs, les filles qu’on oublie, les naufrages du cœur, les ­alcools brûlants et l’âme des marins imaginaires qui pissent comme je pleure, le nez dans les étoiles ?

Grands huit vocaux

Quant à la trinité Fellag/Bonnaffé/Minvielle, « C’est tout à fait par hasard qu’il y a de l’amour entre [eux] ». Même navigation à vue sur les vagues de la langue : « Nous sommes trois fous ». Minvielle, le griot gascon aux grands huit vocaux ; Bonnaffé, lecteur-narrateur-auteur sans exemple, unique comme Minvielle, comme Fellag ; et sous les petits Zodiac de l’anecdote, la houle de l’Histoire, toutes voiles du rire dehors. Ils présentent, génies des ­titres, Comme un poisson dans l’autre.

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Bled Runner ? Comment après Djurdjurassique Bled et autres variations, n’y avoir pas pensé ? Le bled est à la fois précis et hypergénérique. C’est, si l’on veut, le grand ou le petit pays, le village, à chacun sa géographie. Le bled peut être marqué positivement ou non, « le titre me tendait les bras ».

« On m’entend autrement depuis Charlie Hebdo, plus fort, plus profond. » Fellag

Vingt ans après ses premiers spectacles, Fellag fait le point. Best of ? Moments les plus significatifs de ses œuvres ? Pas vraiment. Relecture instruite par le temps et les événements, plutôt. Saisie des repères qui sont, pour lui le premier, les marques d’une démarche unique : « Mes fables sont ­redevenues d’actualité, mais avec un tout autre sens. Je ne l’ai pas compris tout de suite. A mes débuts, ma voix montait à peine d’un petit pays qui venait de vivre une sorte de guerre civile avec ses 200 000 morts. Internet n’était pas inventé, la ­connaissance, la circulation de la connaissance n’avaient pas du tout les mêmes contours. »

Aujourd’hui, le cours de l’Histoire, le changement de statut et d’importance de l’Algérie, la violence des attentats donnent à son parcours un approfondissement imprévu : « J’avais touché beaucoup de gens, écrit pas mal de textes, toujours dans cet univers que je suis le seul à exploiter, franco-algérien, double culture, doubles silences, croisement complexe de deux cultures vues par un Kabyle… » Après les attentats, il ressent la nécessité de réécouter ses textes : « On m’entend autrement depuis Charlie Hebdo, plus fort, plus profond. »

Tambouille

L’humour rassemble, fédère, secoue les corps ­ensemble. Fellag n’a pas l’âme noire. Des ennemis ? « Sur les réseaux sociaux, des grincheux. Mais jamais à Alger. On raconte l’histoire d’une bombe dans un théâtre où j’avais joué, mais pas ce soir-là : j’étais à Tunis. Je m’explique sur ce point parce que les réseaux sociaux, c’est pernicieux, ça fait des boucles, et je ne veux pas voler l’émotion des autres. »

Il le dit, le répète : il faut aimer son public. « Ma ­parole se fond dans la parole populaire. Je raconte un peuple à plusieurs voix, je suis un “je” qui se fond dans plusieurs “nous”. Ce sont des rôles que je joue. Parfois, on se méprend, mais pas longtemps. Il faut puiser l’intelligence dans la naïveté, écouter le désarroi social, la drôlerie populaire, comme les Brèves de comptoir de Gourio… » Cette tambouille de politique, de psychanalyse, de voix des oubliés remonte aux textes des débuts. Il en garde l’essentiel, écrit un tiers tout neuf, met le tout dans un chaudron, avec épices et force secrets de cuisinière ; laisser mariner, « et ça donne un théâtre très nouveau, avec sa respiration, sa catharsis, tout ce que je ­recherche. C’est de là, je pense, que ça marche si fort. Je ne suis pas un ­intellectuel, je suis un instinctuel… »

Merveille de Minvielle, bonté bonneteau de ­Bonnaffé, Fellag en gars de la marine, ça fait drôle par les temps qui courent, des anges comiques, ­capables de se déplumer juste pour écrire ou pour se mettre des plumes dans les oreilles.

« Bled Runner », les 24 et 25 juin, à 22 heures, à l’Odéon. De 21 € à 28 €. « Chants des marins kabyles », le 27 juin, à 22 heures, à l’Odéon. De 18,50 € à 28 €. « Comme un poisson dans l’autre », le 30 juin, à 22 heures, à l’Odéon. De 18,50 € à 28 €.

Cet article est extrait d’un supplément réalisé en partenariat avec Les Nuits de Fourvière.