« ManiFeste s’adresse à un spectateur-visiteur-auditeur »
« ManiFeste s’adresse à un spectateur-visiteur-auditeur »
Propos recueillis par Pierre Gervasoni
Frank Madlener, directeur de l’Ircam, revendique le principe des correspondances avec les arts visuels qui a guidé la programmation du festival
FRANK MADLENER | PHILIPPE BARBOSA
Frank Madlener, 47 ans, s’est distingué dès sa prise de fonctions à l’Ircam en 2006. Nommé directeur général, il a également tenu à en assumer la direction artistique, avec une volonté d’élargissement du fait musical qui s’est notamment traduite, en 2012, par la création du festival ManiFeste.
Comme son nom le laisse entendre, le festival ManiFeste affiche une prise de position. Quelle est celle de 2017 ?
Elle tient dans une image. Deux rives se font face et s’envoient des signaux. C’est la réciprocité des feux. D’un côté, les arts visuels ; de l’autre, les arts du temps. Leur mise en relation peut conduire à une « expérience totale », à quelque chose d’exceptionnel dans un quotidien où tout est devenu fragmenté.
Cette réciprocité s’est-elle imposée au moment de célébrer les 40 ans du Centre Pompidou ?
Oui, et nous nous sommes demandé ce que nous pouvions réaliser en commun. Le musée a proposé dans ses salles un parcours anniversaire, « L’œil écoute », avec les principales balises du XXe siècle dans la relation musique-peinture. L’Ircam a pris le relais pour ce qui concerne le présent, avec la conviction que la jeune génération des compositeurs est tentée par « l’expérience croisée ».
La programmation de ManiFeste a donc été bâtie sur le principe des correspondances ?
Absolument. Le projet de l’ensemble Ictus, « Sound & Vision », associe à chaque œuvre musicale une composition vidéo ou lumineuse. C’est un concert qui se donne comme une installation. Il dure trois heures mais il permet aux spectateurs d’entrer et de sortir comme bon leur semble. C’est le public qui impose son temps à ce rendez-vous. Autre exemple : Rothko Chapel, de Morton Feldman, pièce à l’effectif hors norme dans laquelle le compositeur est parvenu à restituer l’espace vibrant entre les toiles de Mark Rothko dans la chapelle de Houston.
Souvent stimulé par le contact avec la peinture, Alberto Posadas avait naturellement sa place…
Il l’aura sous la forme d’un portrait brossé, à l’occasion de ses 50 ans, avec des œuvres telles que Tenebrae, la lumière du noir, sur laquelle plane l’ombre de Pierre Soulages. Par ailleurs, Posadas enseignera, au sein de l’Académie du festival, à huit stagiaires qui auront choisi une œuvre dans les collections du Centre Pompidou. L’un, une toile de Giuseppe Penone, l’autre, une sculpture de Louise Bourgeois… Les jeunes compositeurs seront donc invités à travailler sur le rapport entre écouter et voir.
Une problématique à la base de Campo Santo…
Il s’agit, en effet, d’une écriture à quatre mains entre Pierre Nouvel et Jérôme Combier, sans que l’on puisse dire si l’un des deux artistes dirige l’autre.
Par une telle œuvre, emblématique du festival, à qui souhaitez-vous vous adresser ?
A un spectateur-visiteur-auditeur, dans l’espoir de sortir des cadastres.
Etait-ce devenu une nécessité ?
La musique ne peut pas avoir un être contemporain malheureux. Apposez le terme « contemporain » au théâtre, au cinéma, aux arts plastiques ou à la danse et cela ne posera pas de problème.
En revanche, dès qu’on accole cette épithète à la musique, on perçoit des réticences. C’est un fait. On peut en rester là et se lamenter mais, selon moi, être minoritaire permet d’envisager des alliances. C’est ce que l’on vient de faire avec notre vis-à-vis du Centre Pompidou dans le domaine de l’architecture et du design, le Centre de création industrielle (CCI). Le designer et l’architecte emploient des logiciels proches de ceux du compositeur mais ils l’ignorent. La plate-forme de rencontre n’existait pas, alors on l’a créée, sous l’impulsion de Serge Lasvignes, président du Centre Pompidou.
Minoritaire, n’est-ce pas la situation qui a été longtemps celle de l’Ircam dans son association au Centre Pompidou ?
L’Ircam est une entité en soi, mais j’ai vraiment le sentiment qu’elle illustre l’orientation première du Centre Pompidou. L’idée de départ était de concevoir un lieu de culture avec des plateaux qui traversent tout. Ce qui, à l’époque, a valu au Centre d’être comparé à un « grand bazar », où tout se télescopait. Depuis, tout mélanger est devenu une norme ou un poncif. De son côté, l’Ircam a toujours travaillé avec des artistes vivants.
Conformément à ma philosophie du minoritaire qui ne s’épanouit que dans une alliance avec plus vaste que soi, j’ai œuvré pour que l’on puisse inclure dans nos activités beaucoup plus que ce qui nous appartient en propre : la recherche scientifique, le travail sur le son, sur la cognition, sur l’espace. Et mon but pour les années à venir tient dans un changement radical d’échelle. Que, dans nos studios, la collaboration entre scientifiques et musiciens produise des outils qui débordent complètement le champ de la musique contemporaine. Cependant, envisager un usage beaucoup plus générique de nos programmes impose de créer une filiale et je m’y emploie en ce moment. Par exemple, en direction des jeux vidéo. Imaginez notre Spat, qui est le meilleur logiciel de spatialisation, métamorphosé en « Player Spat » dans les casques Oculus !
Dans le journal de ManiFeste, vous raillez « le moderne d’arrière-saison soucieux de pureté disciplinaire »…
Il existe mais il n’a pas toujours tort : une puissance musicale n’a besoin d’aucun support visuel pour se faire « voyante », comme en témoignent Messiaen ou Scriabine, Harvey, Posadas ou Feldman !
Essayez-vous ainsi de devancer d’éventuelles critiques portant sur un danger d’éparpillement ou bien sur la place de la musique qui serait devenue secondaire dans la pluridisciplinarité ?
Pour moi, elle n’est pas secondaire. Dans un projet collectif, il ne tient qu’au compositeur d’avoir la main. Quand Combier travaille avec Nouvel, il a la main, il est le maître du temps musical qui impose à l’image son déroulé.
Cependant, lors de la soirée « Bug », à base de quatuors à cordes, c’est le metteur en scène, Ingrid von Wantoch Rekowski, qui aura la main…
Certes, mais je crois en la diversité des agencements. Si on pense qu’il n’y a qu’un seul modèle, que c’est celui de la recherche musicale qui a eu lieu dans les années 1970-1980, on périclite.
La notion de « compositeur Ircam » existe-t-elle encore ?
J’ai tout fait pour qu’elle n’existe plus. Cependant, elle existe encore dans la tête de certaines personnes, soit très ircamiennes, soit très anti-Ircam. Quand on inscrit Posadas ou Czernowin à l’affiche de ManiFeste, on sort des références « maison ». Les conditions de travail, aussi, ont changé. Aujourd’hui, un compositeur ne consacre pas autant de temps que jadis un Manoury ou un Stroppa à dompter la machine et il n’est pas certain que tous veulent s’expatrier pour venir travailler indéfiniment dans nos murs. Il faut aller vers eux et pas seulement par le biais des forums comme on en a fait en Corée ou en Argentine. Si c’était à refaire, il serait judicieux de créer des mini-Ircam ailleurs.
L’Ircam ne disposant plus de sa salle de concerts – « l’Espro », fermée jusqu’en 2020 pour cause de désamiantage –, ManiFeste ne fait-il pas office d’« espace de projection », tout à la fois physique, esthétique et social ?
Plutôt politique. Il faut en finir avec la segmentation : ici l’intelligible, là, le sensible, plus loin, l’ingénierie. Cette séparation est d’un autre temps. D’ailleurs, je crois de moins en moins à la distinction entre interprète et compositeur parce qu’avec le médium technologique elle s’estompe.