La situation de Mathias Depardon, détenu en Turquie, suscite l’inquiétude
La situation de Mathias Depardon, détenu en Turquie, suscite l’inquiétude
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Le photographe français a mis fin à sa grève de la faim, mais sa libération n’est pas programmée.
Recep Tayyip Erdogan et Emmanuel Macron, le 25 mai à Bruxelles. | Eric Feferberg / AP
Voici vingt-cinq jours que le photographe français Mathias Depardon est retenu par les autorités turques dans un centre de rétention pour migrants clandestins à Gaziantep, non loin de la frontière turco-syrienne alors qu’aucune charge n’a été retenue contre lui.
Evoqué lors d’une rencontre entre le président français Emmanuel Macron et son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, le 25 mai, en marge du sommet de l’OTAN à Bruxelles, son sort s’est légèrement amélioré, mais sa libération n’est toujours pas au rendez-vous.
Le numéro un turc avait pourtant promis d’examiner « rapidement » la situation du photographe. Quel intérêt a la Turquie de maintenir indéfiniment en détention un journaliste français ?
Pourquoi n’est-il pas libéré ? S’agirait-il d’une épreuve de force engagée par M. Erdogan afin de tester la capacité de riposte du nouveau président français ? Le président turc envisagerait-il les relations avec ses alliés occidentaux comme un bras de fer permanent ?
Arrêté le 8 mai à Hasankeyf, dans le sud-est du pays, où il réalisait un reportage sur le Tigre et l’Euphrate pour le magazine National Geographic, le photographe se voir reprocher d’avoir travaillé sans la carte de presse délivrée chaque année par les autorités turques. Installé à Istanbul depuis cinq ans, M. Depardon, 36 ans, l’avait toujours reçue jusque-là.
Mais en 2017, son dossier n’a pas abouti. Aucun refus ne lui a été formulé. Avant de partir en reportage dans le sud-est, le photographe a bien pris soin de prévenir par téléphone la Direction de la presse près le premier ministre (BYEGM), qui gère les accréditations des journalistes. Des assurances lui ont alors été données : oui, son dossier était toujours en cours d’examen, non, il ne risquait rien à partir en reportage sans ce document. Une fois arrêté, Mathias a relaté cet épisode au procureur. Contactée par le parquet, la BYEGM a confirmé ses dires, en vain.
« Détention arbitraire »
« Mathias se porte bien, il a cessé sa grève de la faim. Les autorités turques ne font plus obstruction aux visites consulaires, mais aucune démarche ne semble être en cours pour mettre fin à sa détention. Pourtant, le procureur ne l’a pas assigné à résidence, aucune charge ne pèse contre lui. L’avis d’expulsion daté du 11 mai n’a pas été mis à exécution. Sa détention est vraiment arbitraire, il n’y a aucune raison de le retenir, sinon un motif politique », explique Rusen Aytac, l’une des avocates du barreau de Paris qui défend le journaliste.
Le 29 mai, elle et Martin Pradel, autre avocat français de M. Depardon, ont adressé un courrier au président français Emmanuel Macron. « En enfermant un journaliste, le pouvoir turc met à l’épreuve votre capacité à défendre vos ressortissants et, au-delà, votre attachement à nos principes fondamentaux et à nos valeurs », dit la lettre.
« Cette privation de liberté illustre la négation par la Turquie de ses engagements internationaux, notamment ceux résultant de son adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme et de sauvegarde des libertés fondamentales », rappellent les avocats.
La réponse de l’Elysée, arrivée dès le lendemain, stipule que tout est fait en vue de sa libération. Ses conditions de détention se sont un peu assouplies. M. Depardon est désormais en contact régulier avec les autorités consulaires, il a également reçu la visite de trois avocats du barreau de Gaziantep, qui se sont emparés de son cas.
Pour autant, Emine Seker, son avocate turque, n’a toujours pas reçu des autorités compétentes la notification de sa rétention. Habituellement, cette démarche ne prend pas plus d’une semaine, mais depuis le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016, l’appareil judiciaire s’est enrayé.
Ebranlé par les purges – 4 000 magistrats et procureurs limogés d’un trait de plume et bien souvent arrêtés –, il fonctionne au ralenti. Il faut désormais jusqu’à un mois pour obtenir une notification. « En Turquie, les centres de rétention ne sont soumis à aucune loi, c’est le règne de l’arbitraire. Le délai de rétention est illimité », s’inquiète Rusen Aytac.
Nils Muiznieks, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, a été alerté par les défenseurs du journaliste. Le 31 mai, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a décidé de traiter en urgence les dossiers des journalistes détenus de façon arbitraire en Turquie, Russie et Azerbaïdjan, les « champions » de ce genre de pratiques. Selon le site Internet P24, 165 journalistes turcs sont actuellement en prison.
Depuis le putsch raté du 15 juillet 2016 en Turquie, une vaste purge a été lancée contre les journalistes et les intellectuels. Environ 150 000 fonctionnaires ont été limogés, plus de 47 000 personnes ont été arrêtées. Le gouvernement turc vient de créer une commission (sept personnes pour 150 000 dossiers) chargée d’examiner le cas des fonctionnaires injustement licenciés. Mais les personnes concernées ne croient pas en ce recours et préfèrent s’adresser à la CEDH où les dossiers venus de Turquie s’accumulent – en augmentation de 276 %.