Le piratage de TV5 Monde vu de l’intérieur
Le piratage de TV5 Monde vu de l’intérieur
Par Martin Untersinger (Rennes, envoyé spécial)
Pour la première fois, les agents envoyés à la rescousse de la chaîne de télévision en 2015 racontent comment ils ont paré cette cyberattaque inédite.
Mercredi 8 avril 2015, vers 3 heures du matin. Dans la « tour Mercure », les locaux parisiens ultra-sécurisés de l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI), un téléphone sonne. Au bout du fil, TV5 Monde. Les techniciens de la chaîne de télévision francophone se battent depuis une poignée d’heures contre une attaque informatique sans précédent : son site Internet et ses comptes sur les réseaux sociaux diffusent de la propagande djihadiste, son système de production d’images est inutilisable et sa diffusion est interrompue. La chaîne, qui émet dans 200 pays pour 50 millions de téléspectateurs, affiche un écran noir.
À l’aube, une réunion est organisée. Autour de la table, les équipes de TV5 Monde, l’unité de la police nationale spécialisée en cybercriminalité, les services de renseignement intérieur et l’ANSSI. Cette agence, chargée de la défense des systèmes informatiques critiques de l’Etat et des entreprises les plus sensibles, n’est théoriquement pas concernée par une attaque contre une chaîne de télévision. Mais l’épisode est inédit, déjà public et touche une des « voix de la France » dans le monde : décision est prise de dépêcher les « pompiers informatiques » de l’ANSSI en urgence dans les locaux de la chaîne.
Une transparence inédite
Ces interventions sont communes pour ces agents, qui mènent des opérations similaires une vingtaine de fois par an. En temps normal, ces manœuvres – dans des entreprises critiques ou des systèmes fondamentaux de l’Etat – se font dans le plus grand secret. TV5 Monde est un cas particulier : les dégâts sont immédiats et très visibles. C’est la première fois que le travail des agents de l’ANSSI prend autant la lumière. Deux ans après cet incident, ils ont présenté dans le détail cette intervention, lors du symposium sur la sécurité des systèmes d’information (SSTIC), à Rennes, vendredi 9 juin. C’est la première fois que l’ANSSI se prête en public à un tel exercice.
Pendant les quarante-huit premières heures, les agents – entre 9 et 15, qui seront mobilisés pendant plusieurs semaines – recherchent les indices les plus évidents laissés par les attaquants. À l’instar des démineurs quadrillant les rues après le départ d’une armée ennemie, ils craignent également la présence de « bombes logiques », des lignes de code laissées par les attaquants, conçues pour s’activer au redémarrage des systèmes infectés et destinées à paralyser un peu plus le réseau. Cette crainte ne se matérialisera finalement pas.
Dès les premières heures de l’enquête, l’attention des agents est attirée par un compte dont l’intitulé est en anglais sur le réseau informatique de TV5 Monde, qui est configuré en français, et disposant de très larges pouvoirs. Problème : il n’appartient pas aux équipes techniques de TV5 Monde, mais aux pirates. Les enquêteurs parviennent à reconstituer ses dernières actions et se rendent compte qu’il s’est connecté à un serveur inconnu sur Internet, hors du réseau de TV5 Monde. Ils mettent la main sur l’adresse IP, l’identifiant de ce serveur sur Internet. Une première pièce d’un immense puzzle pour tenter de comprendre qui est derrière cette attaque.
Au fil de leurs investigations, les agents de l’ANSSI recueillent de grandes quantités de données à analyser, et notamment le déroulé de toutes les actions réalisées par les pirates sur le réseau. Il leur faudra plusieurs semaines pour comprendre en détail comment les attaquants ont pu pénétrer dans les réseaux de TV5 Monde et quasiment tout détruire sur leur passage.
Le déroulé de l’attaque
L’offensive débute le 23 janvier. Les attaquants observent, de loin, l’infrastructure du réseau de TV5 Monde. Ils découvrent qu’il est possible de se connecter au réseau interne de la chaîne depuis l’extérieur, au moyen d’un réseau privé virtuel (VPN). Ce qu’ils font, au moyen de l’identifiant et d’un mot de passe appartenant à un sous-traitant de la chaîne. Comment se sont-ils procuré cette information ? C’est l’une des rares inconnues de l’enquête. Toujours est-il que les attaquants sont désormais à l’intérieur du réseau de TV5 Monde, qu’ils auscultent avec soin.
Ce repérage leur permet de localiser deux serveurs bien particuliers, qui pilotent les caméras sur les plateaux de télévision. Les pirates utilisent l’un de ces deux serveurs pour se connecter au système qui a la responsabilité de déterminer ce qu’est autorisé à faire ou non chaque ordinateur sur le réseau. Le Graal : une fois à l’intérieur, il leur est possible de s’octroyer les pleins pouvoirs.
Ensuite, les pirates fouinent. Ils se plongent dans la documentation interne des services informatiques de TV5 Monde et dans leur messagerie et partent à la recherche de toute information leur permettant de poursuivre leur infiltration. Les mots-clés qu’ils saisissent sont précis : ils veulent savoir comment est organisé et paramétré le réseau, et plus spécifiquement celui qui gère les flux vidéo diffusées par la chaîne. Dès le début, c’est le système de diffusion des images de la chaîne francophone qui les intéresse.
Cette moisson est fructueuse, et les pirates récupèrent de nombreuses informations, notamment des identifiants et des mots de passe de diverses machines. Pendant plusieurs semaines, les pirates se font très discrets. Aucune activité n’est enregistrée dans cet intervalle. Les agents de l’ANSSI suspectent que cette période a été passée à analyser, à comprendre, voire à traduire les éléments récoltés. Ce n’est que pour mieux revenir, d’abord pour vérifier que les éléments qu’ils ont récupérés sont valides. Les assaillants vérifient ainsi que les mots de passe pour accéder aux réseaux sociaux fonctionnent bien. Nous sommes alors le 6 avril, deux jours avant l’attaque proprement dite.
Le 8 avril, à 15 h 40, les pirates s’assurent une dernière fois de leur contrôle du réseau de TV5 Monde. Ils y déposent, bien en évidence, un logiciel espion standard. Étrangement, ce dernier n’a jamais été activé. Selon les agents de l’ANSSI, il est possible que ce « malware », largement accessible à n’importe qui en ligne, ait été laissé pour servir de leurre et égarer les enquêteurs.
Le début de l’offensive
À 19 h 57, l’assaillant commence son entreprise de démolition. Il modifie les paramètres des multiplexeurs – les ordinateurs qui gèrent et orientent les lourds flux vidéo de la chaîne – afin de rendre leur redémarrage impossible. Cette modification est invisible tant que ces derniers ne sont pas éteints, et la chaîne continue d’émettre. La première action visible intervient à 20 h 58, quand les comptes sur les réseaux sociaux prennent les couleurs d’un mystérieux « cybercalifat » et affichent leur soutien à l’organisation Etat islamique.
À 21 h 48, nouveau coup de boutoir. Les attaquants se connectent à plusieurs pièces critiques du réseau de TV5 Monde et détruisent le logiciel qui les fait fonctionner. Tous les flux vidéo de TV5 Monde s’interrompent, les écrans deviennent noirs.
Dans son malheur, TV5 Monde a de la chance : une nouvelle chaîne thématique vient d’être lancée, et de nombreux techniciens sont encore dans les locaux à cette heure tardive pour en fêter l’arrivée. Ils réagissent immédiatement. Leur tâche est compliquée par une nouvelle offensive des pirates, qui suppriment à 22 h 40 la messagerie interne de l’entreprise. À ce stade, les équipes de TV5 Monde ont complètement perdu le contrôle de leur réseau. Peu avant minuit, elles prennent la seule décision possible pour stopper l’attaque : elles l’isolent complètement du reste du monde.
Les pirates ont perdu la main, mais c’est dans un champ de ruines numérique qu’arrivent, au petit matin, les agents de l’ANSSI. Ils viennent aider des équipes techniques désemparées, mais compétentes et très coopératives. Jamais les experts de l’ANSSI, dont la discrétion est proverbiale, n’ont eu à affronter une telle pression médiatique. Les caméras de télévision campent devant l’entrée de la chaîne de télévision. Les journalistes de TV5 Monde, dont le lieu de travail fait la « une » de l’actualité, tentent de leur extorquer des informations, au détriment de l’extrême sensibilité de ces premières heures d’enquête. Les agents doivent calfeutrer les portes vitrées de leur salle de crise, mise en place pour l’occasion, afin de ne pas être vus, fuir les caméras dans les couloirs, et même se réfugier sous leur bureau pour cacher leurs écrans lorsqu’elles font irruption dans la salle.
Les agents de l'ANSSI et les équipes de TV5 Monde à l'ouvrage pour récupérer le contrôle de leur réseau. | Capture d'écran / ANSSI
Leur tâche est également techniquement complexe. Pour comprendre le mode opératoire des attaquants, ils doivent se familiariser à très grande vitesse avec des matériels spécifiques au secteur de l’audiovisuel. Si les attaquants ont pour ce faire disposé de plusieurs semaines, les délais qui s’imposent aux agents de l’ANSSI se comptent en heures. L’objectif est fixé dès leur arrivée : il faut reprendre au plus tôt la diffusion et offrir aux salariés une solution temporaire mais sécurisée pour travailler. Et surtout, tout faire pour que les pirates ne remettent pas les pieds dans le réseau de la chaîne. La pression est énorme : chaque minute qui passe sans diffusion satellitaire coûte des milliers d’euros à la chaîne de télévision.
Les premiers ordinateurs sains installés pour les journalistes de TV5 Monde. | Capture d'écran / ANSSI
Dès le soir, à 20 heures, TV5 Monde émet de nouveau, mais seulement avec des contenus préenregistrés. En attendant, le ménage commence : les machines infectées sont jetées et remplacées par du matériel neuf. Les agents mettent en place une petite salle pour que les journalistes puissent reprendre leur travail : cinq Macs où trône un autocollant explicite : « Interdiction absolue et sans condition : ne rien brancher ».
A ce stade, les agents de l'ANSSI craignent encore que les pirates reviennent. | Capture d'écran / ANSSI
Au fil des jours, des postes de travail sont ajoutés et forment bientôt la nouvelle salle de rédaction pour les journalistes. Pendant des semaines, les salariés de la chaîne seront traumatisés par cet épisode : un vent de panique souffle sur l’entreprise lorsque l’ANSSI annule les mots de passe trop vieux et donc vulnérables. Ils deviennent alors inutilisables et de nombreux journalistes ont alors cru que les pirates étaient de retour.
Une bascule à haut risque
Pendant un mois, les agents de l’ANSSI, les équipes de TV5 Monde et leurs sous-traitants travaillent à cartographier le réseau et à préparer la bascule vers un système sécurisé et débarrassé des traces de l’attaque. Cette dernière intervient le 11 mai, soit un mois après l’attaque. De 17 heures à 5 heures du matin, ils réalisent cette opération extrêmement délicate sans pouvoir débrancher le réseau, car TV5 Monde ne peut pas – à nouveau – cesser d’émettre. Les experts doivent même s’interrompre toutes les 4 heures leurs opérations techniques pour ne pas risquer de perturber la diffusion des journaux télévisés.
Les deux années écoulées depuis cet épisode mouvementé sont riches d’enseignement. Les pirates ont profité de manquements en termes de sécurité : TV5 Monde avait confié de larges parties de son réseau à des sous-traitants, diluant d’autant les connaissances sur ce réseau, et certaines bonnes pratiques de base n’étaient pas respectées. Mais ces défauts se retrouvent à l’identique dans la plupart des grandes entreprises françaises, soulignent les agents de l’ANSSI, bien placés pour le savoir.
L’attaque contre TV5 Monde a également nourri les inquiétudes de ces experts de l’Etat. « Il y a une réelle prise de conscience de l’importance de l’informatique dans nos sociétés modernes » explique l’un des agents de l’ANSSI sur scène au SSTIC :
« Il y a eu plusieurs coups de semonce, TV5 Monde en faisait partie. Aujourd’hui, aucun attaquant n’a réellement voulu faire des morts en France, mais gardez à l’esprit qu’un jour, ça pourra faire très mal. »
Au total, cette attaque aura coûté environ 20 millions d’euros sur cinq ans à la chaîne de télévision. Qui est derrière cette attaque ? Comme à son habitude, l’ANSSI ne s’est pas prononcée sur cette question éminemment politique, laissant à l’enquête judiciaire, ouverte par le parquet antiterroriste dès le soir de l’attaque, le soin de remonter vers d’éventuels responsables ou commanditaires.
Cette dernière, malgré les revendications postées sur le site et les réseaux sociaux de la chaîne, s’est orientée vers le groupe de pirates APT28, avait appris Le Monde de source judiciaire en juin 2015. Celui-ci est soupçonné d’être le bras armé du Kremlin sur Internet.