De Tirana à Paris, l’histoire albanaise d’une famille sans papiers
De Tirana à Paris, l’histoire albanaise d’une famille sans papiers
Par Maryline Baumard
Yazin et sa famille, menacés dans leur pays d’origine, ont lutté pour revenir en France après en avoir été expulsés au printemps.
Yazin compte les jours qui le séparent du 1er juillet. A cette date, il aura les résultats de son CAP électricité et saura s’il est admis en bac professionnel. Le jeune homme de 21 ans attend cette échéance avec d’autant plus d’impatience que ce diplôme qu’il prépare avec sérieux depuis deux ans a bien failli lui échapper pour cause de renvoi dans son pays d’origine, l’Albanie. « Quand on m’a mis dans l’avion pour Tirana, j’ai pensé à tous ces efforts qui s’envolaient avec moi… A mon rêve de travailler comme électricien dans le bâtiment à Paris. Heureusement, quand je suis revenu, les profs m’ont fait rattraper les épreuves de contrôle en cours de formation que j’avais ratées », observe le lycéen inscrit à Louis-Blériot à Suresnes (Hauts-de-Seine).
Sale moment que ce printemps 2017 pour sa famille. « Le 19 mars, on partait faire une brocante dans le Val-d’Oise avec mon père et mon grand frère de 23 ans. On n’aime pas rester à ne rien faire, alors quand mon père ne travaille pas assez, dans le bâtiment, on fait des brocantes ensemble. Parfois ça marche, parfois ça marche pas. Mais faut essayer », explique Yazin, qui raconte cet épisode d’une voix blanche, comme s’il tentait de rester étranger à cette drôle d’histoire.
Les trois hommes, qui ne peuvent présenter les pièces demandées lors d’un contrôle routier, sont emmenés au commissariat puis au centre de rétention administrative du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne). « Une vraie prison », explique Yazin pour décrire le lieu. « J’ai juste pu appeler maman pour lui dire où on était, et ensuite ils ont gardé mon téléphone ». Il a très mal vécu ce mois de rétention.
« Etre enfermé, ne pas savoir ce qui va arriver, c’est quelque chose de difficile », explique celui qui se souvient aussi des deux passages très intimidants devant le juge des libertés, dans le tribunal d’à côté. « La première fois, le juge a dit qu’il nous libérait », mais la procédure d’appel a confirmé la rétention des trois hommes. « Après, c’est allé très vite. Un matin, on est venu nous chercher pour nous emmener vers l’aéroport et prendre un avion pour Tirana, en Albanie. Là, on a refusé de monter et on est revenus au centre. Le 21 avril, ça a recommencé. Cette fois, les policiers nous ont emmenés vers un autre aéroport et un tout petit avion. Là, on était cinq Albanais, il y avait 10 policiers et ils ont dit que de toute façon, ils nous emmèneraient, alors il valait mieux qu’on ne résiste pas », se souvient Yazin, qui regarde droit devant lui, les yeux fixes et le regard vide en racontant cet épisode de sa vie.
Pas sûr qu’il sache que la France a dépensé 40 000 euros pour le renvoyer. 30 000 euros la location d’un avion et le reste pour les dix policiers accompagnateurs et le séjour en rétention avant… Et s’il le savait, cela rendrait plus triste encore ce grand ado qui rêve de tranquillité, d’anonymat et d’un job.
Deux vendettas
En survolant l’aéroport de Tirana, avant l’atterrissage, Yazin a ressenti à nouveau le poids des vendettas et cette peur que le sort jeté sur sa famille ne précipite leur perte à tous trois, même si on les a cachés dès leur arrivée. Sur leur tête planent deux vendettas : une véritable histoire albanaise.
En 1997, la confiscation d’un bout de leurs terres par un voisin et la plainte déposée s’est terminée par l’assassinat d’un des frères de Sarah, la mère de Yazin. Sur ce contexte s’est greffée une autre histoire plus récente, « dont on a parlé dans les journaux », insiste Sarah. Son fils aîné, Eris, le grand frère de Yazin, est tombé amoureux d’une voisine. Comme l’histoire a déplu à la famille de la jeune fille, les amoureux ont été interdits de se voir et la jeune femme s’est suicidée. Eris a été battu, laissé pour mort, et son père agressé à la hache…
Alors, une fois tout le monde sorti de l’hôpital, au printemps 2013, la famille a fait ses valises, abandonné ses terres et sa maison pour chercher la protection de la France. Après le rejet de leur demande d’asile, en première instance et en appel, en 2015, la famille est quand même restée en France. Jusqu’au 19 mars 2017 et ce banal contrôle routier qui a séparé l’épouse et le mari, et coupé la fratrie.
Pendant qu’en Albanie, le père se démène pour réunir l’argent du retour, la mère, elle, qui a déjà perdu un de ses frères, se morfond dans sa chambre d’hôtel. « Je n’ose pas imaginer que mes fils et mon mari soient tués comme l’a été mon frère… Chaque jour, chaque heure, je crains ça. J’ai déjà peur quand les enfants sortent ici, à Paris, alors imaginez mon angoisse avec mes trois hommes à Tirana », opine Sarah en regardant autour d’elle. Une vendetta ne s’efface pas comme ça. « Ici, personne ne nous croit, et pourtant… », murmure la mère de famille en servant le jus d’orange spécialement acheté pour ses invités du jour qui bénéficient des deux seules chaises des 13m² de la chambre d’hôtel où elle élève ses enfants. Eris, « le grand », lui, dormait plutôt dans sa voiture puisque la chambre ne compte que quatre lits…
Tenter de les intégrer
Le 13 mai, ce sont les retrouvailles. Le père et ses deux fils sont de retour à Paris. Refoulés deux fois à la frontière entre l’Italie et la France, ils ont pris la direction de Bruxelles en bus, avant de redescendre vers = Paris. « Ça a été tellement formidable d’embrasser maman et de te retrouver aussi », sourit Yazin en regardant son petit frère, collégien de 13 ans. « Après, je suis vite allé au lycée pour leur expliquer que je n’avais pas abandonné mes études. Mes copains le savaient, eux qui avaient essayé d’éviter mon renvoi. Heureusement que les profs m’ont fait refaire les épreuves du CAP. Ça a été un peu dur parce que je n’étais pas allé en classe depuis mars, mais en discutant avec un de mes enseignants, il m’a dit que ce que j’avais fait était bien et que ça devrait aller. »
Dans la petite chambre de l’hôtel meublé, Rezvan sourit à son petit frère retrouvé et partage un regard complice avec sa mère. Sarah, elle, est fière de ses garçons, si polis, si gentils. Elle rêve que la fatwa albanaise qui vise les siens s’estompe avec le temps, qu’ils aient enfin des papiers un jour et que ses garçons aient une vie plus douce que la sienne.
Yazin, lui, surveille son téléphone, discrètement. Un patron de stage lui a demandé ce qu’il faisait cet été et lui a promis des petits travaux de peinture, des joints d’étanchéité aussi, un peu de carrelage, même. « C’est pas de l’électricité, mais moi j’aime tous les métiers du bâtiment… Et puis ça aidera ma famille. » Rezvan lui aussi aimerait bien un petit job, mais il est trop jeune. Alors, pendant qu’il entend une énième fois les dernières galères de sa famille, il fixe le bouquet de fleurs artificielles posées sur un napperon brodé. Il est ailleurs. C’est un peu sa façon de prendre des vacances, à lui, le collégien fils de sans-papiers qui grandit avec comme horizon les murs de sa chambre d’hôtel.
La famille n’ose pas imaginer ce qu’elle aurait pu faire si la France avait dépensé 40 000 euros non pour payer l’avion loué et l’escorte, mais pour tenter de les intégrer. D’ailleurs, 40 000 euros, cela représente tellement de journées de travail au noir, que même Yazin, pas mauvais en maths, pourtant, se perd un peu dans le calcul…