LES CHOIX DE LA MATINALE

Au programme cette semaine : le cinéaste sud-coréen Bong Joon-ho est doublement à l’honneur avec son nouveau long-métrage produit et diffusé par Netflix, Okja, et la ressortie en salle de Memories of Murder (2003), en version restaurée ; le réalisateur égyptien Tamer El Saïd filme les rues du Caire avec une grande mélancolie ; la cinéaste Agnès Varda et le photographe JR partent sur les routes de France, et le Britannique Colm McCarthy signe un film d’horreur au suspense prenant.

UN SUPER-COCHON JETÉ DANS LA GUERRE DES IMAGES : « Okja », de Bong Joon-ho

OKJA | Bande-annonce officielle #1 | VOST

C’est donc sur Netflix que l’on découvrira Okja. Le nouveau film du Sud-Coréen Bong Joon-ho a beau avoir suscité à Cannes une réelle ferveur, il a beau posséder tous les atouts d’un blockbuster planétaire – rythme frénétique, alliage de burlesque et de merveilleux, émotions liées à l’enfance, critique virulente du capitalisme mondialisé et de la violence policière, message écologique, point de vue féministe… –, il restera, en France, cantonné à un usage domestique.

L’auteur de The Host n’a jamais caché sa défiance vis-à-vis de l’impérialisme américain et, en signant avec le géant d’Internet, il savait à quoi s’en tenir. La réussite du film doit beaucoup à la manière qu’il a de réfléchir à cette situation. Okja s’ouvre ainsi avec le lancement d’une opération de com’ visant à dédiaboliser un empire industriel dont le nom, Mirando, reste associé à celui de son fondateur, magnat industriel réputé pour sa sauvagerie.

Lucy, sa petite-fille (Tilda Swinton), a prévu d’inonder le marché mondial d’un nouveau type de viande transgénique. Mais, à la réalité des expérimentations menées dans ses laboratoires sur les animaux, elle substitue un récit fleuri qui gratifie Mirando de la découverte d’une nouvelle espèce de cochons aux qualités gustatives exceptionnelles et à l’empreinte carbone riquiqui. Douze d’entre eux ont été confiés à leur naissance à des éleveurs triés sur le volet et un concours voué à nourrir dix ans de spectacle télévisuel doit distinguer le meilleur animal, qui défilera à New York en fanfare le jour du lancement de la nouvelle gamme de viande de super-cochon. La lauréate s’appelle Okja. Isabelle Regnier

« Okja », film sud-coréen de Bong Joon-ho. Avec Ahn Seo-hyun, Tilda Swinton, Jake Gyllenhaal, Paul Dano (1 h 58).

PLONGÉE MÉTAPHYSICO-BURLESQUE : « Memories of Murder », de Bong Joon-ho

MEMORIES OF MURDER - Bande-annonce

Au début des années 2000, alors que le polar figurait au registre des genres quelque peu essorés par des hordes de déclinaisons télévisées, surgissait sur les écrans Memories of Murder, une petite bombe à fragmentation sud-coréenne qui en renouvelait foncièrement les termes et s’affirma illico comme l’un de ses nouveaux fleurons.

Ce coup de maître inattendu, second long-métrage de son auteur, lançait sur la scène internationale un jeune cinéaste de 35 ans, Bong Joon-ho, dont on découvrait le génie composite et incroyablement dynamique, carburant au mélange des genres et aux ruptures de ton, avec un sens du récit à plusieurs vitesses proprement détonnant.

Mais si le film est resté dans les esprits, c’est aussi pour sa tournure inédite, qui ignore l’élucidation traditionnelle du crime et plonge son spectateur dans des abîmes d’incertitude. Et pour cause, puisque celui-ci s’inspire d’un fait divers advenu dix-sept ans plus tôt, au cours duquel un tueur en série a terrorisé une petite bourgade de province, sans jamais laisser à la police la moindre preuve qui eût permis de l’arrêter.

Le récit s’ouvre un après-midi ensoleillé d’octobre 1986, lorsqu’on trouve le cadavre ligoté d’une jeune femme vêtue de rouge dans un fossé, en rase campagne. Le détective chargé de l’affaire emploie des méthodes expéditives, afin de boucler rapidement le suspect tout désigné, à savoir un handicapé mental sans défense.

Un enquêteur plus jeune et plus pénétrant est dépêché de Séoul pour lui prêter main-forte. Les deux hommes font équipe tant bien que mal, mais l’enquête ne se déroule pas comme prévu, à cause de l’amateurisme carabiné de la police locale et d’un tueur qui s’avère insaisissable, qui frappe les soirs de pluie et semble se dissiper aussi sec, comme une vapeur immatérielle. Mathieu Macheret

« Memories of Murder », film sud-coréen de Bong Joon-ho (2003). Avec Song Kang-ho, Kim Sang-kyung, Kim Roe-ha, Song Jae-ho (2 h 11).

FILMER LE CAIRE : « Les Derniers Jours d’une ville », de Tamer El Saïd

Il y aurait une mélancolie particulière, une désespérance amère, à prétendre être artiste dans un monde arabe exposé depuis si longtemps à la dictature et au fondamentalisme. A hauteur d’homme, à sensibilité d’artiste, ce temps équivaut à une torturante éternité.

Ce sentiment est particulièrement sensible chez certains cinéastes de ce monde hostile à la liberté de création, elle bat dans leur œuvre comme un cœur contrit et rageur, menacé d’épuisement à force de lutter contre l’intolérance et l’indifférence.

Voyez les films du Libanais Ghassan Salhab, de l’Algérien Tariq Teguia, du Syrien Oussama Mohammed : il semble que toutes les larmes de la terre ne suffisent à tarir leur peine ni leur colère. C’est dans leur sillage que s’inscrit Tamer El Saïd, cinéaste égyptien de 45 ans, dont le premier long-métrage, commencé voici dix ans, arraché à une adversité épique, nous parvient qu’aujourd’hui.

Refusé partout et par tous en Egypte, le film s’est monté petit à petit, contre vents et marées, avec un réalisateur contraint de travailler au four de la production et au moulin du tournage. Voici une œuvre pensée et tournée avant la révolution, montée pendant, montrée après, et encore, pas en Egypte. Cela même est le film : un regard qui porte entre les choses, entre la fin et le seuil d’un monde, comme en suspens. Une œuvre où les paroles sont prononcées lèvres closes, où le temps fuit comme le sable entre les mains, où la ville que vous habitez vous devient étrangère, où l’amour est emporté avec la destruction ambiante, où les amis souffrent et rient dans une commune affliction.

Et c’est de toute cette effarante faiblesse que l’œuvre tire précisément sa force, sa justesse, sa dignité. Interprété majoritairement par des non-professionnels jouant leur propre rôle, effaçant la frontière entre la fiction, le documentaire et le journal filmé, Les Derniers Jours d’une ville est la chronique poétique d’une violence qui dure et d’une insurrection qui s’annonce, d’une vie qui se met à flotter entre les deux. Jacques Mandelbaum

« Les Derniers Jours d’une ville », film égyptien de Tamer El Saïd. Avec Khalid Abdalla, Zeinab Mostafa, Mohamed Gaber, Hanan Yousef (1 h 58).

SUR LES ROUTES DE FRANCE : « Visages Villages », d’Agnès Varda et JR

VISAGES VILLAGES Bande Annonce (Agnès Varda, JR - Documentaire Cannes 2017)

Il y avait sans doute beau jeu d’ironiser sur l’alliance incongrue entre Agnès Varda, faiseuse d’images multisupports, et le photographe JR, réputé pour coller ses tirages monumentaux sur les parois du monde entier, pour ce qui semblait s’annoncer comme une simple bande autopromotionnelle vouée à mettre leurs travaux en avant.

A l’arrivée, Visages Villages est un objet plus composite que prévu, ouvert aux quatre vents, s’évadant sans cesse du cinéma pour y revenir par la bande. Après une brève introduction, sous l’égide des peintures murales de Los Angeles que Varda avait filmées dans Murs, murs (1981), celle-ci embarque dans la camionnette de JR, et les voilà partis sur les routes de France, sans plan de bataille, pour dénicher des sujets à photographier et des façades à badigeonner. Leur promenade les mène dans un coron du Pas-de-Calais, dans une usine chimique des Alpes, sur le port du Havre et dans un village fantôme de la Manche. Les projets de collages occasionnent des saynètes avec les habitants du coin, dont les portraits géants sont placardés sur les murs.

A l’image, l’octogénaire et le jeune histrion forment une sorte de duo comique se cherchant gentiment des noises : l’un taquine l’autre sur son âge vénérable et l’autre cherche à faire tomber les éternelles lunettes noires de l’autre, pour filmer son regard, comme elle l’avait fait jadis avec Jean-Luc Godard dans Les Fiancés du pont Mac Donald (1961).

Visages Villages nous rappelle surtout qu’un film ne naît pas nécessairement d’un scénario, ni même d’un sujet préétabli, mais peut sortir de rien du tout, d’un geste, d’une idée, d’une balade dominicale – les collages géants servant surtout de dispositif transitoire pour collectionner les portraits passagers et les rencontres fugaces. Mathieu Macheret

« Visages Villages », documentaire français d’Agnès Varda et JR (1 h 29).

JEU DE PISTE CHEZ LES ZOMBIES CANNIBALES : « The Last Girl, celle qui a tous les dons », de Colm McCarthy

The Last Girl - Celle qui a tous les dons : Bande-annonce VOST

The Last Girl, celle qui a tous les dons a le charme de ces films de série qui essaient de contourner ou d’inverser les conventions d’un genre particulièrement essoré tout en ne perdant pas de vue les exigences fondamentales qui les déterminent.

Dans un futur apocalyptique, une base militaire secrète détient des enfants. On les sort régulièrement de ce qui ressemble à des cellules pour les traîner, enchaînés à des fauteuils roulants, dans une salle de classe et leur prodiguer des cours. Ils sont atteints d’une maladie qui les transforme, dès qu’ils sentent une odeur humaine, en monstres anthropophages, déchiquetant quiconque passe à leur portée.

A la suite d’une attaque de la base, un petit groupe de savants et de militaires s’échappe et erre à la recherche d’un abri dans un monde dévasté, hanté par des hordes d’infectés en quête de chaîr fraiche. Les fugitifs sont aidés par une petite fille surdouée, elle aussi contaminée, cobaye forcé de porter une muselière et tentant d’aider les survivants contre sa propre et violente pulsion qui menace, à tous moments, de prendre le dessus. Le suspense du film est ainsi en partie fondé sur la dangerosité potentielle d’un personnage au statut incertain, petite bombe à retardement.

Le film de Colm McCarthy, réalisateur TV prolifique, ne bouleverse pas les règles du film horrifique tant les diverses variations, guère iconoclastes, qu’il propose ont déjà été effectuées. Mais c’est peut-être dans le savant dosage des différences et des répétitions que cinéaste et scénariste sont parvenus à réaliser une œuvre au suspense prenant. Jean-François Rauger

« The Last Girl, celle qui a tous les dons », film britannique et américain de Colm McCarthy. Avec Sennia Nanua, Glenn Close, Gemma Arterton (1 h 52).