Un hélicoptère filme la cinquième étape du Tour de France, le 5 juillet. | LIONEL BONAVENTURE / AFP

Le 25 juillet 1948, Gino Bartali remportait le Tour de France au Parc des Princes, et les caméras venues filmer ce jour-là le sacre de l’Italien avaient retransmis les premières images en direct de la course entamée trois semaines plus tôt, qui étaient aussi les toutes premières images en direct de l’histoire de la Grande Boucle.

Près de soixante-dix ans plus tard, pas un des 3 540 kilomètres de la 104e édition du Tour n’échappera au téléspectateur. C’est une nouvelle grande première : la plus grande course cycliste du monde voit cette année ses vingt et une étapes diffusées en intégralité, sur France Télévisions (qui produit les images) et sur Eurosport.

En 2016, seulement six étapes avaient eu droit d’écran dès le premier coup de pédale : la haute montagne et le bouquet final des Champs-Elysées. Pour les autres, la prise d’antenne avait lieu en début d’après-midi, pour les trois dernières heures de course. En 2017, chaque étape, y compris les moins palpitantes, est visible de A à Z, mais cette nouveauté ne convainc pas tout le monde.

Galère et scénario catastrophe

« Les coureurs ne sont pas des machines : une course ne peut pas être intéressante du départ à l’arrivée, à part Paris-Roubaix [diffusé en intégralité depuis 2016], estime Alain Gallopin, directeur sportif de l’équipe Trek. La première heure oui, voire la deuxième si l’échappée n’est pas partie, mais il y a forcément un temps mort qui peut être très long. » Et que redoutent ceux qui ont pour tâche de faire vivre la course au téléspectateur.

« Parfois, en début d’étape, je me dis : “Whaou !, on est parti pour ­six heures, comment est-ce qu’on va tenir l’antenne ?” », raconte Alexandre Pasteur, qui commente son premier Tour sur France Télévisions cette année. Lors de la 4e étape arrivant à Vittel (Vosges), un Belge inconnu du grand public, Guillaume Van Keirsbulck, a passé 190 kilomètres seul en tête, devant un peloton amorphe qui a quand même fini par le rattraper avant le sprint.

« Ça, c’est le cas de figure catastrophe, rigole le journaliste. Quand j’ai vu que le mec partait tout seul au kilomètre zéro et que personne n’allait dans sa roue, je me suis dit “Et merde…” Là, il vaut mieux avoir des billes sur le mec, parce qu’on sait qu’on va le voir longtemps à l’antenne ! » L’ancien coureur Jacky Durand, commentateur pour Eurosport, le reconnaît : « Parfois, on galère un peu. »

Pour absorber l’inévitable surcroît de fatigue et renouveler l’inspiration, les deux chaînes ont ajouté un commentateur à leur dispositif. Les invités spéciaux, le dialogue avec les internautes, les débats autour du Tour (« Fallait-il exclure Peter Sagan ou non ? ») et les sujets mis en boîte à l’avance permettent de tuer le temps et de tromper l’ennui tout au long de ce marathon.

« On a eu, en trois jours, plus de douze heures de direct télé. Pour nos sponsors, c’est une publicité incomparable »

Le silence, aussi : « Avant le Tour, Patrick Chêne [ancien commentateur du Tour] m’a dit : “N’oublie jamais de laisser reposer les oreilles des téléspectateurs”, raconte Alexandre Pasteur. Parfois, laisser le bruit des pneus, des freins ou d’un peloton dans lequel ça gueule, c’est bien aussi. » « On le fait parce qu’il faut le faire, mais ça ne rend pas service à notre sport de commenter une étape en intégralité, déplore Jacky Durand. C’est dommage, mais c’est le monde actuel : maintenant, il faut tout montrer. Mais on perd une partie de la magie. »

« Tout montrer à tout prix n’est peut-être pas nécessaire, pense également Alexandre Pasteur. Ces dernières années, on avait déjà 80 ou 90 heures de direct sur le Tour. C’est sûr que les vingt-cinq heures qu’on ajoute sur trois semaines ­ne sont pas forcément décisives. Mais il y a des tarés de vélo qui trouvent leur compte avec les étapes en intégralité. »

Echappée publicitaire

Ils ne sont pas les seuls : un sondage Odoxa révélait en 2016 que 50 % des téléspectateurs suivaient le Tour avant tout pour « admirer les paysages et le patrimoine français ». Ceux-là sont les grands gagnants de l’histoire, puisqu’ils ont droit cette année à une à deux heures supplémentaires par jour de monuments historiques et de cartes postales champêtres de la France éternelle.

Pour les « petites » équipes engagées sur le Tour de France, ce rab de diffusion télévisée est également une aubaine : elle leur offre davantage d’exposition potentielle. La formation belge Wanty-Groupe Gobert, Petit Poucet du Tour, a ainsi placé un coureur dans chaque échappée lors des trois premières étapes en ligne. « On a eu, en trois jours, plus de douze heures de direct télé. Pour nos sponsors, c’est une publicité incomparable », se réjouit le directeur sportif Jean-Marc Rossignon. Cette course à l’échappée publicitaire est pour l’instant la seule conséquence notable de l’extension du domaine de la diffusion. Pour le reste, cette évolution cathodique « ne change rien à la façon de courir », explique le sprinteur français Adrien Petit, qui résume la pensée du peloton sur le sujet : « On n’en a rien à secouer. »

L’organisateur du Tour, de son côté, pourrait tirer profit de cette nouvelle donne, en augmentant par exemple le prix à payer pour accueillir un départ d’étape, puisque les villes concernées sont désormais bien mieux mises en valeur. Amaury Sport Organisation (ASO) assure cependant que le tarif ne grimpera pas. Et que la visibilité accrue des villes de départ n’a pas entraîné de hausse particulière du nombre de candidatures, déjà fort nombreuses.

Quid de la hausse des audiences que les diffuseurs peuvent espérer ? Il est trop tôt pour faire un bilan, mais France Télévisions ne la voit pas venir : alors que le Tour continue de cartonner l’après-midi, avec des parts d’audience autour de 30 %, la première heure de chaque étape, diffusée de midi à 13 heures sur France 2, n’a atteint que 12 % de parts d’audience sur les trois premiers jours du Tour. Bien moins que Nagui et son émission Tout le monde veut prendre sa place, à qui le Tour de France vient justement de la prendre pour trois semaines.