Virginie Despentes : « Devenir lesbienne, c’est perdre 40 kilos d’un coup »
Virginie Despentes : « Devenir lesbienne, c’est perdre 40 kilos d’un coup »
Propos recueillis par Annick Cojean
Auteur, réalisatrice et membre de l’académie Goncourt, elle vient de publier le dernier tome de sa trilogie, « Vernon Subutex ». Elle retrace, pour La Matinale du « Monde », son parcours aux expériences extrêmes et se confie sans tabou.
Virginie Despentes, au mois de mai. | JF PAGA
Je ne serais pas arrivée là si…
Si je n’avais pas arrêté de boire à 30 ans. Je me sens formidablement chanceuse de l’avoir décidé assez tôt. Et d’avoir vite compris que ça n’allait pas avec tout ce que j’avais alors envie de faire. L’alcool a probablement été une des défonces les plus intéressantes et les plus importantes de ma vie. Mais il m’aurait été impossible d’écrire King Kong théorie et tous mes derniers livres si je n’avais pas arrêté. Et si je me sens aussi bien aujourd’hui, à 48 ans, disons, beaucoup plus en harmonie, et dans quelque chose de plus doux, de plus calme, de très agréable à vivre – ce que j’appelle l’embourgeoisement – je sais que c’est lié à cette décision.
La vie, c’est comme traverser plusieurs pays. Et ce pays dans lequel je vis depuis plusieurs années, il n’a été accessible que par une réflexion, une discipline et un effort par rapport à la dépendance envers les drogues douces, et particulièrement l’alcool. Je suis favorable à la légalisation de toutes les drogues. Mais ce n’est pas parce que c’est légal que c’est anodin. Les gens ne s’en rendent pas compte et n’ont aucune idée de la difficulté à arrêter. J’ai donc l’intention de m’attaquer à ce sujet pour mon prochain livre.
Quand avez-vous commencé à boire ?
La première fois, j’avais 12 ans, je m’en souviens parfaitement. C’était à un mariage à Nancy, en 1982. J’ai bu un verre et je suis tombée en arrière en pensant : Waouh ! Quel truc ! Ca s’ouvre à moi ! Et je suis tombée amoureuse de l’alcool. Vraiment amoureuse.
Pour la griserie qu’il procure ?
Oui. J’avais trouvé ma substance. Et très vite, adolescente, j’ai eu une pratique de l’alcool très sociale, dans les bars, les fêtes, les bandes de copains. En fait, tout ce que je faisais à l’extérieur de chez moi, j’ai appris à le faire avec l’alcool et, entre 13 et 28 ans, avec un vrai plaisir, un vrai enthousiasme, une vraie férocité. Dans mes lectures, j’ai trouvé beaucoup d’amis buveurs. Des tas d’écrivains ont une histoire d’amour avec l’alcool et truffent leurs livres de beuveries épiques. J’ai donc été une jeune personne qui a bu de façon totalement assumée et heureuse très longtemps.
Et puis à 28 ans, j’ai eu un déclic. Ca ne collait pas avec le fait de devenir auteur. Ces déjeuners dont je ressortais incapable de faire quelque chose du reste de la journée. Ou ces inconnus avec lesquels je créais soudainement des rapports intimes, et déplacés, parce que j’étais complètement bourrée...
Vous n’aviez plus le contrôle.
Non. Et je me rendais compte que j’étais incapable de confronter une situation sociale sans boire. Et comme il y a de l’alcool partout en France… Alors, aidée par mes agendas où je note tout, j’ai commencé à me demander si les beuveries de la dernière année avaient valu le coup. Deux ans avant, j’aurais répondu : oui, c’était génial. Mais là, j’étais bien obligée de répondre que non. Que la plupart du temps, j’avais fait ou dit des choses qui m’avaient mise mal à l’aise le lendemain. Et que le nombre de fois où je m’étais réveillée en me disant : pfftttt était considérable.
Je devais faire quelque chose. Mais c’est très compliqué ! C’est pas boire ou ne pas boire. C’est un mode de vie qui est en jeu. Et un personnage, jusqu’alors défini par l’alcool, qu’il faut complètement réinventer. J’ai découvert à 30 ans que j’étais timide par exemple. Je ne le savais pas.
Vous vous êtes fait aider ?
J’ai surtout rencontré quelqu’un qui a arrêté de boire en même temps que moi. Et on a réappris à faire les choses, une par une. Sortir, dîner, aller au concert. Tout était à réinventer. Et on s’est aidé mutuellement. Impossible de flancher quand on a engagé sa responsabilité vis-à-vis de l’autre. Et puis quand on est clean, on a la chance de pouvoir débriefer et d’analyser les choses, en rentrant à la maison.
En y repensant, je pense que ça m’a aussi permis de progresser en réfléchissant à ce que c’est d’écrire, et aussi pourquoi ça génère une telle angoisse. Ca fait 25 ans que j’écris et l’angoisse est toujours là. J’ai simplement fini par accepter que c’est un élément du paysage et qu’elle n’empêchera pas le livre d’aboutir. Mais il faut en passer par ces étapes où on est absolument convaincu qu’on n’y arrivera pas, que le livre est nul et qu’on n’écrira plus jamais.
Est-ce un sentiment très partagé par vos confrères écrivains ?
Bien sûr. Mais je me demande si cette conversation sur l’angoisse d’écrire, je ne l’ai pas plus fréquemment avec les femmes. Je ne sais pas si c’est parce qu’elles confessent plus facilement leurs moments de vulnérabilité ou si un inconscient collectif nous rend plus sujettes à l’angoisse de s’autoriser à écrire et publier. Ce serait intéressant de s’interroger là-dessus. S’autoriser à publier, c’est un truc très viril en vérité. Raconter des histoires et l’Histoire a été une prérogative masculine pendant des siècles et des siècles. Nous héritons de ça. Et au fond, nous transgressons beaucoup plus que nous le pensons.
La transgression d’une femme bûcheronne est évidente. Celle de la femme écrivain ne l’est pas, et pourtant… Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il y a eu tant de discussions sur l’opportunité de féminiser le mot. Personne ne s’est roulé par terre quand on a parlé de factrice. Mais que de hurlements quand on a dit écrivaine, auteure ou autrice ! Comme si on affrontait encore un problème de légitimité.
Vous avez toujours écrit ?
Ah oui ! Toujours ! Dès que j’ai lu La Comtesse de Ségur, j’ai commencé à écrire des histoires dialoguées de petites filles. C’est même l’un des rares moments d’encouragement de ma mère. Je me souviens de lui montrer une histoire, écrite sur un grand cahier, et de la voir un peu bluffée. Pour une fois, j’avais l’impression d’avoir fait un truc bien.
Et puis surtout j’écrivais des lettres. A tout le monde. Mes cousines, des filles de l’école… J’avais une activité épistolaire dingue. Je recevais une lettre et je répondais dans la journée. J’avais un tel bonheur à recevoir du courrier. Et j’ai continué lorsque je suis arrivée à Paris à 24 ans. J’écrivais des lettres de dix-douze pages et en recevais de magnifiques, qui racontaient l’époque. J’ai hélas tout jeté.
Vous étiez donc une enfant très sociable.
Oui. Très ouverte sur les autres et le monde extérieur. Très en demande : Qu’est-ce que tu vas m’apporter de merveilleux et d’incroyable aujourd’hui ? Qu’est-ce que tu lis ? Qu’est-ce que tu penses ? Qu’est-ce que tu connais et que je ne connais pas encore ? Convaincue que le monde recélait des tas de choses géniales que je devais vite découvrir. J’aimais bien l’école, j’étais même déléguée de classe, mais je piaffais.
Pourquoi alors cet internement en institution psychiatrique à 15 ans ?
J’étais une petite bombe, avec une envie de vivre géniale mais incontrôlable. J’avais l’impression que le monde m’appelait avec une telle urgence qu’il était inimaginable que je reste chez moi. Je ne pouvais pas rater un concert à Paris pour lequel j’avais prévu de partir en stop. Je ne pouvais pas rater un festival prévu en Allemagne. Impossible.
Je me souviens parfaitement de ma chambre d’ado et de cette brûlure au ventre : « Laissez-moi sortir ! » C’est dehors que ça se passait. Dehors que m’attendait l’aventure. J’avais 15 ans, quoi ! L’âge où chaque rencontre te modifie, chaque découverte te bouleverse. Un squat en Allemagne ? Waouh ! Encore un monde qui s’ouvre.
Avec l’âge, je comprends le désarroi de mes parents, cette peur qui les a conduits à me boucler. C’est un sujet dont je ne reparle pas avec eux, mais si c’était à refaire je sais qu’ils ne le referaient pas. Ce qui me frappe, c’est qu’on n’aurait jamais enfermé un jeune garçon qui, comme moi, marchait bien à l’école et n’avait aucun problème de sociabilité. On boucle plus facilement les filles. On l’a toujours fait. Dans des couvents, dans des écoles. Pour les contenir. Ca n’a bien sûr rien résolu.
En rentrant, comme on m’avait dit que si j’avais mon bac et un concours pour une école je pourrais partir, eh bien je les ai eus. Et à 17 ans pile, toute seule, j’ai débarqué à Lyon. Avec un bonheur de vivre et d’apprendre.
Et c’est à 17 ans, après une virée à Londres, que vous êtes violée en rentrant en auto-stop.
Oui. C’est d’une violence inouïe. Mais je vais faire comme la plupart des femmes à l’époque : le déni. Parce qu’on est en 1986, avant Internet, et je ne sais pas que nous sommes nombreuses à vivre ça. Je crois que je fais partie de l’exception, des 0,0001% des filles qui n’ont pas eu de chance. Et qu’au fond, puisque j’ai survécu, c’est que j’ai la peau dure et que je ne suis pas plus traumatisée que ça. Alors autant se taire et aller de l’avant. Comme ces millions de femmes à qui on dit, depuis des siècles : si ça t’arrive, démerde-toi et n’en parle pas.
Les choses sont différentes en 2017. En cliquant sur le web, tu comprends que ça arrive tout le temps, que c’est même un acte fédérateur qui connecte toutes les classes sociales, d’âges, de caractères. Tu lis même que Madonna a osé raconter avoir été violée, à 16 ans. Eh bien je t’assure que cette prise de parole est une révolution et qu’elle m’aurait bien aidée à l’époque.
Quelles ont été, pensez-vous, les conséquences sur votre vie ?
Qui aurais-je été sans ça ? C’est une question que je me pose souvent et je ne sais pas quoi répondre. Puis-je me dire, trente ans après, que c’est passé ? Ou bien est-ce qu’on reste toute sa vie quelqu’un qui a été violé ? Ce qui est sûr, c’est que c’est obsédant. Que j’y reviens tout le temps. Et que ça me constitue. Le viol est présent dans presque tous mes romans, nouvelles, chansons, films. Je n’y peux rien.
« J’imagine toujours pouvoir un jour en finir avec ça. Liquider l’événement, le vider, l’épuiser. Impossible. Il est fondateur. » écrivez-vous, en 2007, dans King Kong théorie.
Oui. Il est au cœur de ce livre que je n’ai pas écrit légèrement. Car tu n’es pas heureuse d’écrire là-dessus. Et tu ne sais pas si, à sa sortie, tu seras insultée ou lynchée. Tu t’attends au pire et tu te sens samouraï. Mais tu sais que c’est important. Comme une mission. Presque un appel. Alors tu y vas. Et le lien que ce livre a créé avec les lecteurs est absolument magnifique.
Les premières années à Lyon se passent autour de la musique – le rock alternatif – et dans une incroyable liberté.
Totale ! Je vis en bande, punk parmi les punks les plus affreux. Accessoires cloutés, cheveux courts, teintures de toutes les couleurs. On se déplace de villes en villes pour les concerts, les municipalités n’aiment pas nous voir traîner sur les places et on passe souvent la nuit au poste. Je lis beaucoup, j’écris des nouvelles, j’ai une énergie folle, de la tendresse pour les personnages de mon groupe et chaque fin d’année, je me dis : Quelle merveille ! Tous ces gens que je rencontre ! Tout ce que j’apprends !
Il y a bien sur des galères, une mise en danger, mais j’ai cette chance de connaître un de ces rares moments dans la vie où tu vis sans contraintes et sans concessions.
Parmi les jobs que vous enchaînez au fil des ans – notamment autour du disque – il en est un qui est loin d’être anodin...
La prostitution occasionnelle. Pendant deux ans. Et grâce au Minitel. Idéal pour gagner 4 000 francs en deux jours. Net d’impôts. Un smic.
N’aviez-vous pas l’impression de franchir un tabou suprême ?
Beaucoup moins qu’en faisant ma première télé. La sensation de perte de pureté, de vente de mon intimité, ce fut après une interview sur Canal Plus, pour parler de mon premier livre, Baise-moi. Des inconnus me reconnaissaient le lendemain dans la rue, je ne m’appartenais plus tout à fait et perdais l’anonymat si précieux de Paris.
Mais avec mon premier client, franchement pas. J’étais tellement épatée de gagner tant d’argent en une demi-heure ! Terminé mon boulot à la con chez Auchan ! Et le côté « fille de mauvaise vie » n’effrayait pas la jeune punk que j’étais. Et puis faut dire la vérité : à cette époque, j’étais très intéressée par les garçons et par le sexe. Ce n’était pas comme si j’avais eu trois histoires dans ma vie. Je trouvais ça génial de coucher avec tout le monde. Point. Alors il a suffi de m’affubler d’une jupe courte et de hauts talons et je suis rentrée dans ce boulot avec une vraie facilité.
Ca s’est dégradé plus tard, quand je suis arrivée à Paris où j’avais moins de repères et où l’arrivée des putes russes – blanches et sublimes – a bouleversé le marché.
Qu’est-ce que cela vous a appris ?
Vachement de choses. Et bizarrement, ça m’a rendu les garçons plutôt sympathiques, presque touchants – c’est la chance de n’avoir pas fait ce métier longtemps. Je voyais plutôt leur vulnérabilité et leur détresse. Et je pense que ces mecs se comportaient plutôt mieux avec une prostituée qu’avec une fille rencontrée dans un bar.
Vous avez écrit que cette expérience a été une étape cruciale de reconstruction après le viol.
Je le crois. Ca revalorise incontestablement. Ce sexe n’avait donc pas perdu de valeur puisque je pouvais le vendre, très cher, et de nombreuses fois. Ca me redonnait un pouvoir : c’est moi, cette fois, qui décidait de mon corps, et en tirait un avantage. Ce n’est certainement pas un hasard si j’ai écrit Baise-moi à ce moment-là et si j’ai voulu qu’il soit publié. C’était un signe de puissance. Je sortais du groupe et je reprenais la parole.
Est-ce à ce moment-là que vous vous interrogez sur ce qu’est vraiment la féminité ?
Non, j’ai toujours réfléchi à ça puisque ça n’a jamais été pour moi une évidence. Ma mère est féministe et j’ai lu très tôt à ce sujet. Je savais que ça ne tombe pas du ciel comme le Saint-Esprit et que c’est une construction. Mes réponses ont évolué dans le temps, en termes de look. Et plus le temps passait, plus je me disais : quelle histoire compliquée ! Et plus ma colère montait sur ce qu’on exige des filles au nom de « la féminité ».
Une étude publiée il y cinq ans l’exprimait parfaitement. On faisait passer à des petits garçons et des petites filles de 5-6 ans un faux casting pour un pub de yaourt. Et sans leur dire, on avait salé le yaourt. Les petits garçons, sans exception, font beurk devant la caméra, car le yaourt est infect. Les petites filles, elles, font semblant de l’aimer. Elles ont compris qu’il faut d’abord penser à celui qui les regarde et lui faire plaisir. Eh bien c’est exactement cela la féminité : ne sois pas spontanée, pense à l’autre avant de penser à toi, avale et souris. Tout est dit.
Elle ne peut se résumer à cela !
Non, bien sûr. Et je ne vais pas expliquer à des femmes qui se sentent bien dans ce cadre qu’elles doivent en sortir. Mais franchement, quand je vois ce qu’on exige des femmes, le carcan de règles et de tenues qu’on leur impose, leur slalom périlleux sur le désir des mecs et la date de péremption qu’elles se prennent dans la gueule à 40 ans, je me dis que cette histoire de féminité, c’est de l’arnaque et de la putasserie. Ni plus ni moins qu’un art de la servilité.
Mais c’est si difficile de se soustraire à l’énorme propagande ! J’ai fini par en être imprégnée, moi aussi. Et en un réflexe de survie sociale, après le scandale du film Baise-moi qui m’a quand même torpillée, j’ai tenté de me fondre un peu dans le décor. Je suis devenue blonde, j’ai arrêté l’alcool, j’ai vécu en couple avec un homme… Et ça a raté.
Mais alors ? Vous ne seriez pas arrivée là, à cette période heureuse de votre vie où vos livres sont attendus, célébrés, si…
Si, à 35 ans, je n’étais pas devenue lesbienne.
Ce serait un choix ?
Je suis tombée amoureuse d’une fille. Et sortir de l’hétérosexualité a été un énorme soulagement. Je n’étais sans doute pas une hétéro très douée au départ. Il y a quelque chose chez moi qui n’allait pas avec cette féminité. En même temps, je n’en connais pas beaucoup chez qui c’est une réussite sur la période d’une vie. Mais l’impression de changer de planète a été fulgurante. Comme si on te mettait la tête à l’envers en te faisant faire doucement un tour complet. Woufff !
Et c’est une sensation géniale. On m’a retiré 40 kilos d’un coup. Avant, on pouvait tout le temps me signaler comme une meuf qui n’était pas assez ci, ou qui était trop comme ça. En un éclair le poids s’est envolé. Ca ne me concerne plus ! Libérée de la séduction hétérosexuelle et de ses diktats ! D’ailleurs je ne peux même plus lire un magazine féminin. Plus rien ne me concerne ! Ni la pipe, ni la mode.
Le discours vous semble partout hétéro-normé ?
Partout ! Et je comprends soudain la parole de Monique Wittig : « les lesbiennes ne sont pas des femmes. » En effet. Elles ne sont pas au service des hommes dans leur quotidien. Le féminisme change heureusement les choses, c’est une des plus grandes révolutions qu’on ait connues. Mais historiquement, la femme est au foyer, elle est la mère des enfants, le repos du guerrier, son faire-valoir et sa servante. Et il ne faut pas qu’elle brille trop.
Cela m’a toujours frappée de voir que chaque fois qu’une femme scientifique, cinéaste, musicienne, écrivaine connait un grand succès, elle perd son couple ou le met en danger. On plaint son compagnon. L’inverse est évidemment faux. Un homme qui connaît un énorme succès conserve son couple et se permet des maîtresses que sa femme, que l’on trouve chanceuse, a le devoir d’accepter.
La jalousie peut aussi exister dans un couple homosexuel.
Ca reste une histoire entre deux personnes, mais il n’y a pas de rôle attribué, rien de présupposé, rien de normé socialement. Et j’ai même l’impression que chacune aime le succès de l’autre. Ton rayonnement, a priori, ne repose pas sur l’idée que ta meuf t’es inférieure. Autant l’hétérosexualité peut te tirer vers le bas en tant que créatrice, autant l’homosexualité épanouit la création.
Il n’y a plus ce regard négatif qu’ont redouté beaucoup de femmes célèbres, artistes ou autres, qui n’ont jamais avoué leur homosexualité ?
Les choses ont bien changé. Et quand on y pense, si le ratio d’homos ou de bi parmi les créatrices est beaucoup plus important que dans la vraie vie, c’est parce que ça te libère. Ca te donne une autorisation à réussir. Ca ne met pas en danger ton couple. Tu n’as plus de freins. Pour moi, c’est un vrai apaisement.
La loi autorisant le mariage gay a-t-il joué un rôle dans le changement de regard ?
Je ne souhaite le mariage à personne. Mais si tout le monde a les mêmes droits, cela facilite la vie. En participant à la dernière Gay Pride qui était si joyeuse, et en voyant ces milliers de jeunes gens, je me disais que c’était la première génération qui pouvait annoncer son homosexualité à ses parents sans qu’ils pleurent.
Pour les gens de mon âge, l’outing allait de « tragique » à « difficile ». Il y avait toujours un moment où les parents pleuraient. Et c’est super dur de faire pleurer tes parents pour ce que tu es. Aujourd’hui, ils peuvent se dire : ça va, tu ne seras pas forcément malheureux. Et ils peuvent même l’annoncer aux voisins.
« Passé 40 ans, tout le monde ressemble à une ville bombardée » avez-vous écrit quelque part. Vieillir vous fait peur ?
La cinquantaine venant, j’ai peur de mourir. C’est la direction. Mais ça va. C’est même plutôt cool. En fait, je me sens beaucoup mieux maintenant qu’il y a vingt ans. Et il y a des tas de femmes d’âge mûr, que j’appelle les « Madames », qui me fascinent et indiquent un joli cap. Je n’ai pas de modèle, je ne sais pas comment on va inventer ça, vieillir. Mais quand je vois sur scène Marianne Faithfull, même avec sa canne, je me dis : « Pas mal ». Et même : « J’adore. » Classe !
Son bien le plus précieux est une lettre dans laquelle son père lui dit qu’il est fier d’elle. Avez-vous cette reconnaissance de vos parents ?
On n’est pas proches, mais leur regard sur moi est bienveillant. Je crois qu’ils sont contents.
Et ça compte ?
Eh bien oui. Un des trucs qui m’a le plus touchée lorsque j’ai reçu le Prix Renaudot, c’est que ça a fait plaisir à mon père. Ce n’est pas un super-loquace. Il n’a pas marché sur les mains. Mais il l’a exprimé. Et c’est vachement important.
Propos recueillis par Annick Cojean
« Vernon Subutex 3 », Editions Grasset, 399 pages, 19,90 euros
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