Après avoir survécu au désert et à la mer, un groupe de réfugiés fait danser Vichy le 14 juillet
Après avoir survécu au désert et à la mer, un groupe de réfugiés fait danser Vichy le 14 juillet
Par Maryline Baumard (Vichy, envoyée spéciale)
A l’issue d’une longue errance, les membres du Soudan Célestins Music se reconstruisent grâce à leurs concerts. Une épopée de courage et de solidarité.
Des membres du groupe Soudan Célestins Music, à la source des Célestins, à Vichy (Allier), le 29 juin. | Sandra Mehl pour "Le Monde"
Don Giovanni, Carmen… Comme chaque année, Vichy déroule sa programmation estivale. Cette fois pourtant, à côté de Mozart ou de Bizet, classiques compagnons des buveurs de Vichy Célestins, la perle des villes thermales joue l’audace, offrant une scène à un groupe de musiciens réfugiés. Une once d’exotisme, de rythmes chauds et de saveurs épicées dans cette ville sur laquelle le temps semblait s’être arrêté. Sur les bords de l’Allier, donc, sous les lampions du 14-Juillet, les membres de Soudan Célestins Music qui, pas plus tard qu’il y a un an et demi, sautaient encore les frontières ou traversaient les périls de la Méditerranée en quête d’une protection, pourraient bien gratifier leur pays d’accueil d’une Marseillaise swinguée à la soudanaise en ce jour de fête nationale.
Ahmed, Hassan, Mohamed, Boklyn (le prénom a été modifié) et les autres ne sont ni des musiciens ni des chanteurs professionnels. « Juste des amis soudanais et érythréens qui vivaient côte à côte dans le centre d’accueil et d’orientation (CAO) de Varennes-sur-Allier [Allier]. Là, les journées étaient longues en attendant notre statut de réfugiés et nous avions pris l’habitude de chanter ensemble aux anniversaires », raconte Ahmed, 29 ans, chauffeur et mécano au Soudan, pour qui l’art vocal s’arrêtait à cet exercice.
Au cœur de ces journées vides, identiques les unes aux autres dans cette caserne de l’armée rouverte pour leur arrivée, il mûrit peu à peu son idée de créer un groupe. Un jour de mai 2016, il s’en ouvre en arabe, comme un vœu pieux, lors d’un entretien vidéo réalisé par Pablo Aiquel, un Vichyssois venu jouer au foot. Or quand Pablo se fait traduire l’interview quelques jours plus tard, l’idée le séduit. « Au détour d’une question que je lui pose, Ahmed évoque ce projet qui le fait rêver… J’ai pensé qu’il fallait tenter, qu’il n’y avait pas vraiment à hésiter ! » raconte ce journaliste qui agit là en bénévole dans le cadre d’un engagement citoyen.
« De l’autre côté de Paris »
Un an plus tard, le Soudan Célestins Music brûle les planches. Ahmed en premier chanteur et Hassan au clavier mesurent le chemin parcouru quand Pablo Aiquel les emmène, mercredi 5 juillet, au kiosque à musique du parc des Bourrins. C’est là que le maire (LR) de Vichy, Claude Malhuret, a accepté qu’ils se produisent en ce jour symbolique. Et ce sera leur premier concert dans la ville où ils vivent depuis février 2016.
Dans les coulisses, avant une représentation le 27 juin dans le hall du Foyer Adoma de Vichy. | Sandra Mehl pour Le Monde
En découvrant les portées musicales des balustrades en fer forgé, Hassan reste muet et caresse doucement le métal travaillé au début du XXe siècle par Emile Robert, artiste ferronnier de renommée nationale qui a mêlé là son art à celui de l’architecte Charles Lecœur. Son émotion se lit dans le sourire qui plisse doucement ses yeux noirs, même si six années d’errance et de maltraitance sur les routes de l’Europe ont habitué l’Erythréen de 37 ans à ravaler ses sentiments. Plus expansif, Ahmed, le Soudanais, y va d’un « woaooohh » heureux en investissant cette scène où il se projette déjà, micro à la main. Jouer dans cette ville qui est devenue la leur, dans leur petite France intérieure, est une nouvelle étape.
Dans le groupe, ils sont cinq, six, parfois plus, souvent moins. Le groupe d’Africains débarqués dans l’Allier le 23 février 2015, se cale pas à pas sur le tempo français, chacun à sa vitesse et avec son histoire. Tous sont arrivés à Paris à l’automne 2015. « La plupart d’entre nous étaient dans le lycée Jean-Quarré, un squat parisien dans le 19e arrondissement, pour ne pas dormir dehors. Le 23 octobre, tôt le matin, la police est venue nous déloger et nous faire monter dans des cars », se souvient Ahmed. Après s’être entendu dire, en guise d’explication, qu’on les conduirait « de l’autre côté de Paris », leur autocar a roulé plus de quatre heures avant de s’arrêter dans la cour de la caserne désaffectée de Varennes-sur-Allier.
Les Soudan Célestins Music chantent a capella sur des musiques soudanaises au château de Pessat-Villeneuve (Puy-de-Dôme), le 23 juin. | Sandra Mehl pour Le Monde
Là, une année durant, ils ont vécu la vie dénuée de sens du demandeur d’asile ; sorte de faille temporelle durant laquelle le requérant n’a légalement droit ni aux cours de français, ni à un travail sur son projet professionnel à venir, et encore moins à un emploi déclaré. Pour combler ce vide imposé par la loi, des citoyens solidaires sont venus régulièrement leur enseigner des rudiments de français et tenter de casser ce huis clos, situé au bout de nulle part. Parmi les visages qui remontent de ces longs mois, tous citent Marie, Claudine et Pablo, les Vichyssois venus les soutenir.
Marie de Colombel, une formatrice, assure plusieurs fois par semaine des classes de français très prisées car méthodiques. Pablo Aiquel, journaliste indépendant à Vichy, fait partie des citoyens du réseau Vichy Solidaire qui se constitue autour des migrants pour leur permettre de rencontrer des Français. Inventés pour vider la « jungle » de Calais, les CAO offrent en effet un encadrement aléatoire et le plus souvent minime par rapport aux structures plus officielles qui hébergent les demandeurs d’asile.
Pour lancer Soudan Célestins Music, Pablo Aiquel les a d’abord fait inviter au Festival des cultures du monde de Gannat (Allier), rendez-vous des folklores du monde qui se déroule depuis quarante-deux ans dans une petite ville à une vingtaine de kilomètres de Vichy. Séduit par l’idée de permettre à un groupe de demandeurs d’asile et de réfugiés de se produire chez eux, le festival leur fait un don de 400 euros pour acheter un clavier.
Pablo les initie alors aux trésors du site Leboncoin. « On est partis tous les trois dans ma voiture vers la Creuse, où résidait la vendeuse », ajoute Pablo avant qu’Hassan n’enchaîne. « Sur place j’ai essayé le piano, écouté les explications et on est repartis vite, car on était attendus sur scène dès le lendemain. » Leur première représentation publique s’est tenue le 21 juillet 2016, deux jours seulement après avoir réceptionné leur chèque pour l’instrument.
Le jour J, Ahmed a commencé avec ses refrains soudanais préférés. Puis Boklyn, autre Erythréen, 32 ans, a à son tour pris le micro, glissant sur des standards érythréens. Si rétrospectivement les artistes ont oublié la peur qui les a étreints ce jour-là, Pablo, lui, s’en souvient parfaitement. « Ils étaient juste morts de trouille… et je comprends », observe-t-il. Mais, en dépit des estomacs noués à la montée sur scène, tous ont savouré le moment comme une victoire sur leur exil et leurs souffrances. Cette reconnaissance de leurs talents, alors qu’hier ils n’étaient qu’un matricule sur un dossier de demande d’asile ou une trace d’empreintes dans un fichier, a dopé leur fierté. Et ce n’était que le début.
« Cela leur redonne espoir »
« Durant l’automne et l’hiver 2016, Pablo nous a permis de jouer à Clermont-Ferrand un premier concert en salle », se souvient Hassan. Dans cette ville du Puy-de-Dôme, les Augustes – le nom du café qui les a reçus – est une véritable institution. C’est un café lecture, un lieu solidaire. Franchir ce cap a donné aux Soudan Célestins suffisamment de confiance en eux pour enchaîner avec un tour des CAO de la région. Dans l’un d’entre eux, où Soudanais et Erythréens étaient nombreux, les accompagnateurs français ont pu mesurer en direct que les mélodies et les paroles interprétées par le groupe faisaient un tabac chez les Africains.
Là comme ailleurs, Ahmed entonne de sa voix à la tessiture profonde le classique « On est ensemble, de toutes les tribus. On a enterré les armes », avant de passer au standard « Le Darfour, c’est notre patrie ». Le succès est immédiat, au point que pour la nuit du réveillon, un restaurant africain leur demande d’assurer l’animation. « Ils interprètent des chansons bourrées d’espoir, de vie, d’amour », rappelle Issam Othan, celui qui fut « le premier Noir de Vichy », comme Pablo Aiquel décrit ce réfugié soudanais arrivé là après intervention de l’ONU et du gouvernement français pour mettre fin à ses neuf ans sept mois et vingt-trois jours d’emprisonnement à Khartoum. « C’est bon pour eux, cela leur redonne espoir, et aussi à ceux qui les écoutent », dit-il.
« Ces concerts sont de vrais temps de partage par la musique », se réjouit Ahmed. Hassan, lui, renaît littéralement quand ses doigts effleurent le clavier. « Chanter mon pays à moi, Erythréen qui a grandi au Soudan, est un bonheur trop fort pour le mettre en mots, confie-t-il, en cherchant encore un peu ses tournures de phrase. La musique est une thérapie. Jouer me ramène auprès de ma famille à Port-Soudan, auprès de ma mère que j’aime tant. Alors je pleure et ça me fait du bien. » Second chanteur du groupe, Boklyn ressent aussi fort ces moments : « On est des exilés, on a besoin de ça pour reprendre confiance et redémarrer », complète-t-il.
Ce groupe est un tremplin, un levier pour entrer de plain-pied dans la société française. Ils étaient demandeurs d’asile quand ils ont monté leur groupe de musique. Ils sont réfugiés aujourd’hui, et le groupe tourne, drivé par son coach, Pablo, et accompagné par Jacques Lenoir, lui aussi membre du réseau Vichy Solidaire, qui a offert la sono.
Répétitions estivales
Ce cadeau extraordinaire a ému jusqu’aux tréfonds ceux qui hier se faisaient traiter de nègres sur les routes d’Europe. Ce mot, d’ailleurs, ils le connaissent dans toutes les langues des pays traversés, du nero en Italie au mavros en Grèce. Ils ne l’ont pas oublié mais là, la dynamique semble s’être inversée et ils se sentent aimés. Marie a donné beaucoup de son temps pour leur enseigner le français. Pablo pour mille et une choses, Jacques, en plus de cette sono, leur a prêté un bout de terrain pour jardiner avec eux. Non seulement ces citoyens solidaires les traitent d’égal à égal, mais en plus ils leur permettent de se réaliser en France. Le revirement est total, même s’il reste bien des embûches à éviter.
Début juillet, les répétitions se font encore sur des chansons africaines. Mais déjà commence à poindre dans le groupe l’idée qu’il faudra bientôt chanter aussi en français. Boklyn travaille la langue pour ça et Ahmed rêve d’interpréter C’est déjà ça, où Alain Souchon raconte son Soudan, tandis que l’idée d’une Marseillaise revue et adaptées aux tempos soudanais fait elle aussi son chemin. Dans le petit pré de Jacques, en périphérie de la ville, les répétitions estivales se succèdent en plein air, sur quelques palettes assemblées. Demain, il y a Vichy. Puis Gannat, à nouveau ! Ils sont loin, les mariages de Port-Soudan où jouait Hassan, musicien autodidacte.
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