A Dunkerque, « laboratoire social » du transport public gratuit
A Dunkerque, « laboratoire social » du transport public gratuit
Par Charlotte Chabas (envoyée spéciale à Dunkerque)
Pour le maire de la ville, Patrice Vergriete, la gratuité des bus « ne devait plus être un tabou », mais une manière « de faire de la politique autrement, concrètement ».
Depuis septembre 2015, les bus sont gratuits dans la communauté de communes du dunkerquois.
La grosse pastille jaune citron est collée sur des vitres latérales du bus. « Même pour moi qui ai une vue de taupe, c’est dur à rater », reconnaît Yvette, une baguette sous le bras et une opération de la cataracte repoussée « depuis au moins bien six ans ». C’est à peu près à cette date aussi que cette veuve de 74 ans qui vit dans le quartier du Jeu de Mail, à Dunkerque, a arrêté de conduire, après « quelques grosses frayeurs », et « un peu de casse sur les rétros ». Mais c’est depuis un an et demi seulement qu’elle a commencé à guetter les pastilles : « Bus gratuit les samedis et dimanches », peut-on lire sur les flancs du véhicule, qui repart déjà vers Malo-les-Bains.
Depuis septembre 2015, les bus de l’agglomération dunkerquoise sont gratuits le week-end. En septembre 2018, ils le seront tout le temps, et pour tout le monde. C’était l’une des promesses qui a permis, contre toute attente, à Patrice Vergriete (divers gauche) de l’emporter aux élections municipales, en 2014, avec trente points d’avance sur le maire socialiste sortant. Pour cet ancien directeur d’agence d’urbanisme, la gratuité des transports publics « ne devait plus être un tabou », mais une manière « de faire de la politique autrement, concrètement ».
Créer un « choc psychologique et social »
Cet élu de 48 ans a conçu la mesure comme un « choc psychologique et social », dans une agglomération où les bus n’étaient utilisés que pour 4,7 % des déplacements. Une « misère dans une des villes les plus “bagnolardes” de France », reconnaît l’édile, également président de cette communauté urbaine de dix-sept communes et 200 000 habitants. « Il fallait changer l’image d’une ville marquée par la pauvreté et incapable de se projeter dans l’avenir », dit-il encore, à l’heure où Nicolas Hulot a annoncé la fin des ventes de voiture à essence et diesel pour 2040 en France.
Une étude, menée pendant sept mois par le cabinet indépendant VIGS, montre que la fréquentation a bondi de 78 % les week-ends, soit cinq mille voyageurs supplémentaires par jour en moyenne. A qui profite cette gratuité ? Familles, jeunes et personnes âgées en sont les premiers bénéficiaires, selon ce rapport. « Il s’agit de rendre du pouvoir d’achat par autre chose que la logique fiscale, qui ne s’adresse souvent qu’à une partie de la population, et pas forcément à celle qu’on veut », commente le maire de Dunkerque.
« Juste voir la mer sans compter mes centimes »
Pour Yvette, dont les trois enfants et sept petits-enfants vivent en région parisienne, la mesure lui a redonné le goût « de flâner sans culpabiliser de ne pas pouvoir [se] le permettre ». Avec 283 euros de réversion depuis la mort de son mari, en 2008, et 520 euros d’allocation de solidarité aux personnes âgées, la vie est un « calcul mental permanent ». Alors c’est « une sorte de révolution » pour la vieille dame d’aller « juste voir la mer sans compter mes centimes, ou même me balader au marché ». « Seulement pour voir les étals », dit-elle timidement, ou « toucher des tissus fort jolis ». Elle s’est promis de mettre un peu d’argent de côté pour « se faire une nouvelle robe, un de ces jours ».
« La gratuité des transports cristallise énormément de problématiques urbaines et sociales, analyse Henri Briche, doctorant en science politique, et auteur du rapport sur les effets de la gratuité partielle à Dunkerque, qu’il qualifie de “laboratoire social”. Elle est l’une des premières étapes pour commencer à résoudre les problèmes de mobilité et d’accès à l’emploi. » Combien sont-ils à avoir refusé une offre de travail faute de moyen d’accès ? Dans la commune de Saint-Pol-sur-Mer (associée à Dunkerque), où 40 % des ménages sont sous le taux de pauvreté, « entre 35 % et 45 % des foyers n’ont pas de voiture », rappelle M. Briche.
« Il n’y a jamais rien de gratuit »
A Dunkerque, l’enjeu du bus gratuit est aussi de lutter contre une désertification du centre-ville, difficile à contrer à l’heure où tout se vit dans les zones commerciales de périphérie. Autour de la place Jean-Bart, on ne compte plus les locaux commerciaux vides et les panneaux « à louer ». Le retour des jeunes vers ce centre déserté est une aubaine le week-end. Au cours d’une de ses enquêtes dans un magasin de vêtements de sport, Henri Briche a constaté que la moitié des clients ne seraient pas venus sans le bus gratuit.
Difficile toutefois de lutter contre une certaine défiance grandissante à l’égard du politique. « Sur le papier, c’est génial, on est fier d’être dans une ville où ça bouge. Mais forcément, ça va nous retomber dessus à un moment, résume Thierry, 24 ans, serveur dans un restaurant du centre-ville. C’est comme ça que ça marche, la politique, il n’y a jamais rien de gratuit. » « C’est toujours nous qui payons », complète un de ses collègues, deux fois plus âgé.
La communauté urbaine assure qu’il n’y aura pas de hausse d’impôt pour compenser cette mesure. La part de la billettique en 2016 représentait 9,2 % des revenus de DK’bus, la régie des transports dunkerquois. Un manque à gagner de 4,5 millions d’euros. « C’est un choix politique, explique Patrice Vergriete. Dans le même temps, on a annulé le projet d’une nouvelle arena défendue par l’ancien maire » – un projet chiffré à plus de 180 millions d’euros.
« Parce que c’est gratuit, j’ai peur qu’ils s’en foutent »
En France, peu de municipalités ont pourtant fait ce choix du transport gratuit. Des critiques récurrentes pointent notamment le risque de voir le réseau se détériorer faute de financement suffisant. Les demandes des associations d’usagers portent d’ailleurs plus sur la qualité du réseau que sur une baisse du prix du billet. Pour répondre à ces attaques, l’agglomération dunkerquoise a décidé d’une vaste réorganisation de son réseau, jugé « injuste, vétuste et pas fiable » par le maire de Dunkerque. Le budget a été adapté en conséquence.
Tous les chauffeurs ne sont pourtant pas convaincus par ces bouleversements profonds à venir. Philippe (le prénom a été modifié à sa demande), qui travaille à DK’Bus depuis sept ans, dit craindre « un changement dans la relation avec les clients » : « Parce que c’est gratuit, j’ai peur qu’ils s’en foutent, qu’il n’y ait plus de respect », résume-t-il, pourtant convaincu que « dans le fond, c’est bien pour les gens ».
Selon le rapport du cabinet VIGS, les actes d’incivilité ont pourtant baissé de 59 % depuis septembre 2015, grâce notamment à une plus grande mixité sociale et une féminisation de la clientèle. Pour le maire, Patrice Vergriete, cette méfiance des chauffeurs est due au « préjugé terrible que le gratuit n’a pas de valeur ». S’il comprend « le changement mental que cette révolution implique », l’édile affirme qu’il s’agit d’accepter une « conception différente de la société et des services publics », rappelant que « les meilleures choses de la vie sont gratuites ».
Le bus, marqueur social
A deux pas de la gare, derrière le guichet de l’espace DK’bus, pointe aussi un certain scepticisme. Les sept temps plein qui accueillent là les usagers se verront bientôt réduits à deux. « Reclassement, pour les autres », dit l’une d’elle, en masquant mal son agacement. Elle qui « vient tous les jours au travail en bus » en est persuadée : « On en fait tout un pataquès, mais ce seront toujours les mêmes qu’on croisera à bord ». Surtout en ces temps de canicule, où « il faut être motivé pour aller se coltiner autant de proximité humaine », plaisante-t-elle
A la terrasse du Tchin tchin, dans la station balnéaire de Malo-les-Bains, Odette retire ses lunettes de soleil pour mieux s’exclamer : « Le bus, c’est quand même pas pour tout le monde ». A 64 ans, elle est installée depuis quinze ans et n’a « jamais pris les transports en commun ». Elle ne conduit pourtant plus beaucoup, mais son mari, René, oui. « Une BMW bleue nuit, une beauté », sourit celui qui revendique son « droit au volant ».
Dans cette ville détruite pendant la seconde guerre mondiale, la reconstruction au pas de charge s’est faite suivant cette « culture de la voiture ». De grands boulevards transpercent l’agglomération, s’étirent comme pour mieux profiter de la vue sur la mer grise du Nord, derrière le pare-brise. « A Dunkerque, on a toujours une bonne excuse pour pas prendre les transports en commun », résume Henri Briche. Jamais d’embouteillages, des places libres un peu partout.
« Changer cette logique reste un des plus gros défis », reprend le chercheur, qui veut croire que « le gratuit va attirer dans un premier temps, et le côté pratique fidélisera ensuite ces nouveaux usagers ». « Si la gratuité incite des gens à ne pas acheter une deuxième voiture, ce sera déjà une victoire », conclut-il.
« Ma bagnole, ça reste mon dernier espace de liberté », rétorque, pour sa part, René, retraité du bâtiment, où il officiait comme chef de chantier. Une liberté qui a un coût : on estime à 4 000 euros par an le budget d’une voiture pour un ménage.