Au moment où le gouvernement tente de rassurer sur le caractère extrêmement circonscrit et contrôlé des mesures issues de l’état d’urgence qu’il veut introduire dans le droit commun par le biais de la nouvelle loi antiterroriste, le Conseil constitutionnel est saisi d’un cas typique de généralisation d’une mesure initialement conçue pour rester exceptionnelle. La quadrature du Net, association spécialisée dans la défense des libertés et du respect à la vie privée sur Internet, et French data network, un fournisseur d’accès à Internet associatif, ont soulevé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) au sujet d’un article du code la sécurité intérieure sur la surveillance électronique en temps réel des personnes suspectées d’activités terroristes.

Le Conseil Constitutionnel examinera en audience publique, mardi 25 juillet, cette QPC, procédure qui permet de lui demander de vérifier la conformité à la loi fondamentale d’une disposition législative déjà en vigueur. En l’occurrence, de l’article 851-2 du code de la sécurité intérieure créé par la loi renseignement de juillet 2015. Il s’agissait de permettre aux services de renseignement de collecter en temps réel les données de connexions d’une personne « préalablement identifiée comme présentant une menace ».

L’originalité de cette QPC est que les gardiens de la Constitution ont déjà validé l’article contesté lorsqu’ils avaient examiné la loi renseignement avant même sa promulgation. Dans sa décision du 23 juillet 2015, l’institution de la rue Montpensier avait dit que la conciliation entre la prévention des atteintes à l’ordre public et le droit au respect de la vie privée n’était pas « manifestement déséquilibrée ». Le Conseil justifiait cette analyse en observant que la loi précisait explicitement que cette mesure de surveillance ne pouvait être utilisée « que pour les besoins de la prévention du terrorisme, pour une durée de deux mois renouvelable, uniquement à l’égard d’une personne préalablement identifiée comme présentant une menace ».

Amendement voté sans débat

Or, cet article du code de la sécurité intérieure a été modifié un an plus tard, avec la loi du 21 juillet 2016. C’était dans la foulée de l’attentat de Nice et de l’effroi qu’il a provoqué. Le Parlement a voté en quelques heures avec la quatrième prorogation de l’état d’urgence une série de mesures renforçant la lutte contre le terrorisme. Parmi celles-ci, un amendement de Michel Mercier (MoDem) voté au Sénat, sans débat, puis validé en commission mixte paritaire sans donc avoir été soumis à discussion à l’Assemblée nationale. Cet amendement étend considérablement la portée de l’article 851-2.

Dans sa nouvelle rédaction, le particulier susceptible d’être ainsi surveillé en temps réel en dehors de toute réquisition judiciaire n’est plus une personne « présentant une menace », mais une personne « susceptible d’être en lien avec une menace ». « La surveillance d’une personne est donc totalement déconnectée de la menace qu’elle pourrait représenter », observe Patrice Spinosi, l’avocat au Conseil qui plaide cette QPC.

La modification législative de 2016 a en outre ajouté toute une nouvelle catégorie de personnes que les services peuvent surveiller. « Lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’une ou plusieurs personnes appartenant à l’entourage de la personne concernée par l’autorisation [de surveillance] sont susceptibles de fournir des informations », prévoit le nouvel article du code de la sécurité intérieure, chacune d’entre elles pourra faire l’objet de la même mesure de surveillance en temps réel.

« Surveillance de masse »

Selon M. Spinosi, la notion d’« entourage » n’est aucunement définie. L’amendement de M. Mercier permet « un élargissement exponentiel d’un dispositif de surveillance pourtant particulièrement intrusif », estime l’avocat selon qui « chaque citoyen peut ainsi être visé indépendamment même de son propre comportement ». La Quadrature du Net dénonce ainsi un basculement dans « la surveillance de masse ».

Enfin, dernière évolution par rapport à la version initiale de la loi, l’autorisation donnée par le gouvernement aux services de renseignement pour déployer leurs grands capteurs de métadonnées dans ce cadre sera de quatre mois renouvelables au lieu de deux mois.

Une partie des garanties prévues par la loi de 2015, sur la base desquelles le Conseil constitutionnel avait validé le texte, a disparu sans qu’aucune garantie légale supplémentaire ne soit venue les compenser. L’institution présidée par Laurent Fabius devrait rendre début août sa décision sur une éventuelle inconstitutionnalité de la nouvelle mouture de la loi.

Pour Patrice Spinosi, la modification de l’article de loi soumis à la QPC « illustre à l’envi la logique d’extension continue des dispositifs de surveillance électronique selon une démarche législative observée à maintes reprises dans le domaine des lois sécuritaires ». Ce n’est effectivement pas la première fois qu’une mesure particulièrement attentatoire aux libertés est acceptée par le Parlement en raison des limites très strictes imposées à son application… avant d’être largement étendue par touches successives. C’est la pollution à bas bruit du droit commun par le droit d’exception.