Il y a peu de chansons que l’on peut entendre continuellement sur les radios et dans les boîtes de nuit des cinq continents, en fond sonore dans tous types de magasins et de salles d’attente, sortant des écouteurs dans les transports publics de Quito ou Belgrade. Il y a peu de chansons aussi omniprésentes qui puissent être à la fois reprises sur YouTube en croate, hébreu, italien, polonais, guarani, ou encore, sans que cela nous surprenne, accompagner la course d’un pick-up fonçant vers Mossoul, chantonnée par le Kurde qui le conduit.

En 2017, Despacito, chantée et rappée par les Portoricains Luis Fonsi et Ramón Luis Ayala Rodríguez, alias Daddy Yankee, a redéfini ce qu’est un « tube de l’été » dans un monde hyperconnecté.

Leur titre de pop-reggaeton acérée, excessivement dansant et sensuel, a dépassé les frontières et les cultures pour devenir la chanson la plus streamée de tous les temps. En un peu plus de six mois, elle compte 4,6 milliards d’écoutes.

Tout le monde a chanté ou chantera ou fera semblant de ne jamais avoir entendu « des-pa-ci-to » (qui peut donner « tout dou-ce-ment ») au moins une fois, même ironiquement.

Luis Fonsi - Despacito ft. Daddy Yankee

A travers un rapide refrain sur le remix, Justin Bieber a contribué à ce succès aussi phénoménal qu’improbable. Mais l’ascension de Despacito ne peut s’expliquer par sa seule présence, aussi uber-pop star soit-il.

Lorsqu’il a reçu récemment son album certifié platine 55 fois (!) par l’industrie du disque américaine, Luis Fonsi a raconté la genèse de Despacito :

« Je voulais seulement créer une chanson divertissante avec le “sabor” latino et qui ferait danser les gens. »

Techniquement, il a fait danser plus de la moitié de la planète. Despacito, la chanson sexy et aguichante, en espagnol, est devenu objet culturel ayant surpassé la barrière de la langue. Son histoire est aussi un peu celle du reggaeton, ce style musical né il y a vingt ans dans les banlieues de San Juan et Panama City, qui a évolué des débuts sans concessions à sa version plus mainstream d’aujourd’hui.

C’est aussi le résultat de l’habituel concours de circonstances, qui transforme une simple chanson en hymne, avec les choses qui peuvent être contrôlées et prévues (être sur le label Universal Music Latin aide forcément) et celles qui ne peuvent pas l’être, comme la résonance d’un refrain parfaitement calibré ou le bouche-à-oreille sur les réseaux qui multiplie sa diffusion par mille, parfois de façon sincère, mais souvent par des blagues ou des mèmes.

A ceux qui sont dépassés par cette popularité, Big Browser offre quelques éléments de compréhension.

« Despacito » était déjà un immense succès avant le remix…

C’est une des idées reçues : si un single de deux artistes portoricains est devenu numéro un dans plus d’une trentaine de pays, ce serait surtout grâce à la présence d’une pop star canadienne blanche.

Mais Luis Fonsi, 39 ans, et Daddy Yankee, 40 ans, ont une longue carrière derrière eux. Dans leurs genres respectifs – pop latino pour le premier, reggaeton pour le second –, ce sont des légendes en Amérique latine, voire au-delà. Dans le registre crooner sans cesse en réinvention pour Fonsi (neuf albums dans le catalogue) et dans celui d’ambassadeur historique de son style pour Daddy Yankee (qui peut nier la puissance de Gasolina, même treize ans après ?).

Que Despacito, sorti le 12 janvier et coécrit avec la Panaméenne Erika Ender, ait été un succès immédiat dans la quasi-totalité de l’Amérique latine, en Espagne, en Italie et dans le classement latino aux Etats-Unis, n’était pas si surprenant parce que leur collaboration était déjà un événement de taille. Le chanteur et le rappeur n’ont pas eu besoin de Bieber pour le faire.

Le clip de la version originale, filmé dans le cœur historique de San Juan, a été vu un milliard de fois en trois mois à peine. Avec plus de 2,7 milliards de vues à la fin de juillet, elle va sans doute bientôt devenir la vidéo la plus regardée de tous les temps sur YouTube.

… mais il faut reconnaître que Bieber en a fait une supernova musicale

Luis Fonsi, Daddy Yankee - Despacito (Remix Audio) ft. Justin Bieber

La contribution musicale de Justin Bieber à l’édifice Despacito a été un passage en anglais d’une quarantaine de secondes au début et pendant les refrains – « des-pa-ci-to » et « pasito a pasito, suave, suavecito » – susurrés avec l’accent qui va bien. Ce remix, diffusé le 17 avril alors que l’original explosait déjà, a clairement été improvisé. Il n’y a même pas de clip l’accompagnant.

La légende, racontée par les Portoricains, veut que Bieber ait découvert l’original par hasard alors qu’il était en boîte de nuit en Colombie et ait été si captivé qu’il demanda à participer au remix. Pour le label, ce fut le deuxième étage d’une fusée qu’ils n’avaient pas prévu de construire : « Incorporer Justin Bieber nous a permis d’emmener cette chanson, qui avait déjà une impulsion, à des hauteurs inimaginables », annonce le patron d’Universal Music Group, Lucian Grainge.

L’objectif avoué était moins de s’appuyer sur les vocalises hispaniques de Bieber (il n’en a pas beaucoup hors studio) que de profiter de son nom et de son aura de pop star occidentale. « Sa présence a servi de point d’entrée pour une audience qui aurait, peut-être, eu du mal avec une chanson n’étant pas en anglais », constatait le site Noisey à la sortie de la version légèrement américanisée.

Le chemin vers la gloire planétaire emprunté par Despacito avait été balisé par d’autres artistes latinos ayant tenté le crossover – Ricky Martin, Enrique Iglesias, Shakira et même Daddy Yankee – à une époque où la planète était moins connectée. « Le streaming est un outil de connexion pour le public dans le monde entier et il a aidé ma musique à toucher chaque recoin du monde », reconnaît d’ailleurs Luis Fonsi.

Despacito est actuellement la chanson la plus streamée et la plus achetée en France. Aux Etats-Unis, elle est depuis dix semaines à la première place des charts, la première fois en vingt ans pour une chanson hispanophone. La dernière fois, c’était La Macarena (du groupe espagnol Los del Río, elle était sortie en 1993), qu’on ne peut pas vraiment appeler une réussite musicale. Il faut ensuite remonter à 1987 et à la reprise de La Bamba, de Ritchie Valens, par le groupe Los Lobos, qui venaient en fait de l’est de Los Angeles.

La combinaison de l’original et du remix avec Justin Bieber a surtout permis au label d’annoncer que Despacito avait battu le record d’écoutes en ligne en à peine six mois. C’est en additionnant celles des deux versions qu’Universal Music aboutit au chiffre de 4,6 milliards de vues « sur toutes les plates-formes », donc Spotify, Apple Music, mais aussi YouTube.

Sur Internet, une dissémination qui fonctionne à la sincérité et l’ironie

Sur les 4,6 milliards de vues que revendique Universal Music, plus de 3 milliards viennent des seules vidéos officielles sur YouTube. Autant dire que la popularité de Despacito est surtout en grande partie virale.

C’est la vidéo qu’on envoie dans les groupes WhatsApp pour faire découvrir à la famille ou qu’on met pour essayer de relancer une soirée à 2 h 30. C’est la même vidéo qu’on colle sur les murs Facebook des amis pour les irriter ou dont on fait des parodies pour surfer sur cette irritation.

L’imitation est la meilleure forme de flatterie, et avec un téléphone portable, un compte YouTube, elle est à la portée de tous. Les milliers de mèmes, reprises, copies et parodies de Despacito, qui sont la conséquence de son omniprésence, gonflent par la même occasion sa renommée. Comme un cercle vertueux de l’autopromotion virale.

Celle de la petite fille qui ne peut s’empêcher de taper sa chorégraphie dès qu’elle entend Despacito a plus de 14 millions de vues.

HIT THAT DESPACITO DANCE (Everytime Despacito Comes On) | Ranz and Niana

Celle du grand-père, dont les ronflements sont calés sur la rythmique de la chanson, a plus de 2 millions de vues.

#Despacito with snoring - Despacito con ronquidos

Celle des Italiens qui la détestent tellement qu’ils ne peuvent s’empêcher de la chanter a plus de 3 millions de vues. (Luis Fonsi apparaîtra sur une de leur vidéo, comme un méta-clin d’œil.)

The Jackal - Gli EFFETTI di DESPACITO sulla GENTE

A chaque fois que l’on regarde une de ses vidéos, une petite fenêtre s’ouvre pour nous suggérer de jeter un coup d’œil à l’original.

La chanson a atteint un tel niveau de notoriété qu’elle commence à avoir des conséquences politiques. En Malaisie, elle a été bannie des médias publics pour son contenu jugé sexuel, même si les Malais n’y comprennent sans doute rien. En pleine répression de l’opposition au Venezuela, le président Nicolas Maduro se l’est appropriée, ce qui a provoqué une guerre des mots par Instagram interposés.

Pourquoi tout le monde l’écoute partout, tout le temps ?

Avec ce genre de chanson, c’est l’éternelle question de causalité qui se pose : est-ce que son refrain reste gravé dans ma mémoire parce que je l’entends partout ? Ou est-ce que je l’entends partout parce que ce refrain est fait pour se graver dans la mémoire du plus grand nombre ?

Pour Luis Fonsi, la plus grande qualité de cette chanson « simple, familière, sensuelle, divertissante », qui fera qu’on se souviendra de lui pendant très longtemps, est son universalité :

« Il y a d’autres façons de faire des choses poétiques, mais la clé pour “Despacito” est sa joie de vivre, qu’elle donne envie de danser, de vivre, même si on ne comprend pas les paroles. »

Certains diront que Despacito n’a rien d’exceptionnel. Que sa structure est banale, ses paroles inintéressantes, son rythme déjà vu, que tout ce qu’elle dégage est mièvre. Les autres n’auront pas écouté les arguments parce que, dès les premières notes, ils seront déjà en train de danser sans se poser tellement de questions.

When you're tired of DESPACITO