Reprise : « Profession : reporter », chronique d’une impossible disparition
Reprise : « Profession : reporter », chronique d’une impossible disparition
Par Jean-François Rauger
L’odyssée désertique de Michelangelo Antonioni interroge les pouvoirs et les limites du cinéma.
Quarante-deux ans après son arrivée dans les salles françaises, en 1975, on ressort le film Profession : reporter. Bonne nouvelle, tant il fut longtemps difficile à revoir sur un grand écran. Seizième long-métrage de Michelangelo Antonioni – le troisième en collaboration avec le producteur Carlo Ponti –, Profession : reporter est considéré, à juste titre et par le cinéaste lui-même, comme une de ses œuvres les plus abouties. Parce qu’y entrent exemplairement en collision le monde des idées et l’existence concrète, l’abstraction pure et l’univers sociopolitique.
Profession : reporter est un film sur la disparition. Celle, à la fois réelle et symbolique, d’un individu qui veut changer de peau, fuir une réalité qu’il ne veut plus affronter pour en rencontrer une autre, longtemps indéchiffrable et finalement éminemment dangereuse. On peut lire le film comme une protestation contre les contraintes d’airain du cinéma de fiction, tout autant que comme la résignation devant l’impossibilité de les dépasser : vouloir changer son histoire ne conduit, in fine, qu’à en inventer une autre.
Un reporter célèbre, David Locke (Jack Nicholson), en reportage dans un pays d’Afrique centrale, où il tente en vain d’approcher un groupe de guérilleros, prend l’identité de son voisin de chambre d’hôtel, avec qui il partage une certaine ressemblance physique et qu’il vient de découvrir mort, subitement, d’une crise cardiaque.
Un fantasme encore à la mode
Celui qui n’était, par profession, que le voyeur des vies des autres va ainsi devenir spectateur de ce que serait le monde sans lui, tout en devenant l’acteur d’un drame dont il ignorera longtemps les ressorts. Les efforts du personnage principal pour devenir un autre vont prendre la forme d’un périple qui le mènera au sud de l’Espagne en compagnie d’une jeune fille (Maria Schneider) qu’il a rencontrée. Ce voyage prend la forme ambivalente d’une fuite, tout autant que de l’observation des règles du jeu dangereux que sa nouvelle identité lui impose.
David Locke devient ainsi le symbole d’un malaise existentiel résolu par une décision radicale. Mais fuir un réel insatisfaisant qui lui résiste – une longue scène d’ensablement au milieu du désert accentue cette idée dès les premières minutes du film – s’avère impossible : on découvre bientôt que l’homme dont il a pris l’identité est un trafiquant d’armes, lui-même traqué par les services secrets.
Au scénario d’origine se substitue donc celui d’un thriller politique de série B, qui vient appuyer le récit allégorique écrit par le scénariste Mark Peploe, dont c’est la deuxième collaboration à une œuvre cinématographique.
Le processus de néantisation à laquelle aspire le héros de Profession : reporter porte l’empreinte d’une modernité qu’a exemplairement incarnée le cinéma d’Antonioni. Allégorie du fantasme théorique de la « disparition du sujet » encore un peu à la mode, le film interroge brillamment les pouvoirs et les limites du cinéma lui-même. Pouvoirs poussés à un point extrême lorsque le destin du héros prendra finalement la forme d’un époustouflant et incompréhensible plan de sept minutes. Dans ces ultimes images du film, la virtuosité devient proprement métaphysique.
The Passenger (1975) | Original Film Trailer - Jack Nicholson Maria Schneider Ian Hendry Antonioni
Film italo-hispano-franco-américain de Michelangelo Antonioni. Avec Jack Nicholson, Maria Schneider, Jenny Runacre (2 h 05). Sur le Web : www.sonyclassics.com/thepassenger