Les statistiques, une obsession rwandaise
Les statistiques, une obsession rwandaise
Par Pierre Lepidi (envoyé spécial à Rwamagana, au Rwanda)
Taux de scolarisation, construction de latrines… Depuis 2006, des contrats de performance fixent des objectifs à la population. Le culte du résultat a imprégné toute la société.
C’est un jour de fête, un de ceux où on prend son voisin par le bras pour chanter à tue-tête : « Tous ensemble, les Rwandais travaillent pour développer et construire leur pays/Tous ensemble, nous travaillons pour faire de notre Rwanda un paradis. » Gishari est en liesse en ce samedi matin de juin. Parmi les quatorze secteurs que compte le district de Rwamagana, à 50 km à l’est de Kigali, Gishari arrive en tête du classement annuel pour son développement en matière d’éducation, de santé, de vie sociale…
Lancés en 2006, les contrats de performance (appelés « imihigo ») font la fierté des Rwandais et sont à la base de l’économie florissante de ce petit pays, peuplé de 11,8 millions d’habitants et d’une superficie comparable à l’Auvergne, avec une croissance estimée à 6,1 % en 2017. Chaque année, les responsables des districts doivent signer avec le président de la République, Paul Kagamé – archi-favori de l’élection présidentielle du vendredi 4 août –, un contrat très précis indiquant les résultats à atteindre dans différents domaines : hectares de maïs à planter, taux de scolarisation, construction de latrines, nombre de centres de soins…
« Les chiffres ne mentent pas »
Athanasie Nyiragwaneza, députée, est venue spécialement de Kigali pour féliciter les citoyens de Gishari. Avant de remettre une coupe aux responsables et d’offrir un chèque signé par le ministère de l’intérieur d’un montant de 600 000 francs rwandais (environ 600 euros) à l’ordre du district, elle se lance dans un discours emprunt de fierté patriotique.
« Vous avez bien travaillé mais vous devez continuer encore et encore, lance l’élue aux villageois. C’est le prix à payer pour connaître la prospérité et sortir de la pauvreté. » Puis de poursuivre, sur le ton d’un coach en développement personnel : « Le travail donne la dignité et vous devez être digne. Vous ne devez pas attendre l’argent de l’Etat ou de quelqu’un d’autre. Certes, on doit aider quelqu’un qui n’a pas les moyens, mais le but est de s’autosuffire. C’est ça qui fait la fierté de la culture rwandaise ! »
Les Rwandais vouent un culte aux statistiques et à la performance. « Les chiffres ne mentent pas, affirmait Paul Kagamé dans un entretien à Jeune Afrique, en mai. Vous pouvez chercher à me tromper, mais à la fin des fins, vos résultats parleront pour vous, et c’est le seul langage que j’écoute. Un ministre de la santé peut me dire ce que bon lui semble, il sait qu’il sera jugé sur les taux de mortalité infantile et maternelle. Même chose pour la sécurité alimentaire, la délinquance, l’eau, l’électricité, l’école… Il y a des chiffres, des courbes, des statistiques pour tout. Il suffit de savoir les interpréter. »
Cette quête du résultat a totalement imprégné la société. On ne peut chercher à l’expliquer sans rappeler que ce pays a connu l’enfer d’un génocide qui a provoqué la mort de 800 000 personnes, en majorité tutsi, entre avril et juillet 1994. « Il y a vingt-trois ans, on marchait dans les rues en enjambant des corps découpés à la machette, raconte Assumpta Mugiraneza, historienne et sociologue. Il y avait une douleur immense, de la haine, de lourdes séquelles physiques et psychologiques. Il n’y avait pas de toit sur les écoles, sur les dispensaires, plus de routes… Ce pays manquait de tout et il était entièrement à reconstruire. »
Un bilan flatteur
Pays à faible revenu et sans réelles ressources, le Rwanda veut devenir un pays à revenu intermédiaire d’ici à 2020. Il s’en est donné les moyens. Sans parler de miracle (30 % du budget de l’Etat reste assuré par l’aide internationale), le bilan du Front patriotique rwandais (FPR, au pouvoir depuis la fin du génocide) est flatteur. Le pays se classe deuxième du continent au classement « Doing Business » sur le climat des affaires, sa population est couverte à 91 % par l’assurance maladie et est connectée à Internet à 95 %…
A ces succès économiques, il convient d’ajouter que le pays lutte efficacement pour éradiquer la corruption (le Rwanda est au quatrième rang africain du classement de Transparency International) et qu’il a adopté des mesures fortes pour la protection de l’environnement (interdiction des sacs en plastique, biogaz dans les prisons et les universités, généralisation des ampoules à basse consommation…).
L’efficacité à tout prix semble être devenue la règle dans cette société pyramidale et décentralisée. « On est devenus malades des chiffres, explique Assumpta Mugiraneza. On en met partout : “je suis content à 95 %”, “le Rwanda est réconcilié à 90 %”… »
Dans toutes les administrations, il y a sur la porte de chaque bureau la photo, le nom et le prénom de tous les fonctionnaires qui y travaillent. On y trouve aussi leurs coordonnées (téléphone portable, courriel…), ce qui permet de les contacter rapidement s’ils sont en pause ou en rendez-vous à l’extérieur. Et si on envoie un courriel à un fonctionnaire et qu’après un certain laps de temps il n’y répond pas, le message est transféré à son supérieur. De quoi donner envie de traiter le dossier – ou du moins de répondre aux demandes rapidement.
Des résultats parfois trafiqués
Cette volonté de réussite se situe aujourd’hui à tous les niveaux. « Vous devez construire des toilettes avec des sièges en ciment et un point d’eau à côté pour vous laver les mains, votre santé et celle de vos enfants en dépendent, rappelle à ses concitoyens Radjab Mbonyumuvunyi, maire du district de Rwamagana, lors d’une réunion publique. Il faut cultiver votre potager parce qu’il est important de savoir d’où viennent vos aliments et de ne dépendre de personne sur le plan alimentaire. N’ayez que des enfants que vous êtes en mesure de nourrir et d’éduquer. Pensez à les déclarer dès leur naissance pour qu’ils aient un acte de naissance. C’est important pour l’avenir du Rwanda ! »
Tous les points abordés lors de la réunion – qui s’achèvera par des questions-réponses entre la population et les autorités – seront vérifiés et contrôlés dans chaque quartier, chaque habitation. Des statistiques seront ensuite élaborées au niveau local puis remontées au niveau national, où elles seront comparées à celles des autres districts et aux objectifs prévus, afin d’établir encore et toujours des classements. Les performances de chaque district seront annoncées lors d’une grande finale retransmise à la télévision.
« Le fait d’avoir un potager et des toilettes propres est une très bonne chose et personne ne dira le contraire, répond Assumpta Mugiraneza. Mais les citoyens doivent aussi s’interroger : “Est-ce que je plante des carottes parce que j’ai peur du maire et de faire baisser les statistiques ? Ou est-ce que je le fais parce que j’ai compris que c’était pour mon bien ?” » Cette multiplication des classements a évidemment des effets pervers. Il est ainsi arrivé que les résultats des contrats de performance soient trafiqués.
« Pour inciter les gens à prendre une mutuelle de santé, par exemple, et ainsi gonfler les chiffres, on a pu leur forcer la main en leur infligeant une amende ou en confisquant partiellement leurs biens, explique Benjamin Chemouni, enseignant-chercheur au département de développement international de la London School of Economics et auteur d’une thèse sur l’efficacité des États rwandais et burundais. On note aussi que, parfois, la population locale n’est pas suffisamment consultée et qu’elle se retrouve avec des objectifs inatteignables. »
« On est dans la com’»
Plusieurs évaluations sont réalisées avant la fin du contrat de performance. Si les objectifs ne sont pas remplis à plus de 60 %, le licenciement d’un fonctionnaire, par exemple, peut être envisagé. « Mais cela n’arrive quasiment jamais, indique Benjamin Chemouni. On se débrouille toujours pour se situer autour des 80 % et ainsi avoir la paix sociale dans son service et ne pas avoir de problème. Le but des contrats de performance est d’abord de faire correctement son boulot, sans subir trop de pression. »
« On est dans la com' avec ces résultats permanents, et c’est vrai que plus il y a de couleurs dans un graphique et plus les gens sont rassurés, reconnaît Assumpta Mugiraneza. Les Rwandais, qui ont vu la mort frapper à leur porte, ont besoin d’être rassurés. Il est arrivé que certains chiffres soient un peu truqués, mais on a fait vraiment beaucoup de progrès. Même si le Rwanda n’a pas atteint 95 % de ses objectifs, il est au moins à 85 %. » Encore des chiffres…