Après l’ultimatum de Riyad, le difficile retour des clandestins à Addis-Abeba
Après l’ultimatum de Riyad, le difficile retour des clandestins à Addis-Abeba
Par Emeline Wuilbercq (contributrice Le Monde Afrique, Addis-Abeba)
Sur les 400 000 Ethiopiens en situation irrégulière en Arabie saoudite, près de 70 000 sont rentrés au pays, non sans amertume.
Lundi 31 juillet, 8 heures, aéroport de Bole, à Addis-Abeba. Le regard de Tirhas Fisseha, souligné d’un trait de khôl, est bien sombre sous son voile argenté. Assise sur un banc à quelques mètres du carrousel à bagages, elle attend son oncle, qui ne doit pas tarder. La nuit a été longue depuis Riyad – ces trois dernières années aussi. Tirhas, 27 ans, look moderne et air timide, était servante chez une famille saoudienne. Elle est « heureuse » d’être rentrée en Ethiopie. « La vie en Arabie saoudite est trop difficile. On ne te considère pas comme un être humain. On ne pense pas que tu peux être fatiguée, tu travailles 24 heures sur 24. Tu es épuisée, tu pleures, tu es stressée », énumère-t-elle. Parfois, « tu penses même à te suicider ».
Et pourtant, ce n’est pas le calvaire qu’a vécu Tirhas qui l’a poussée à quitter Riyad, mais les autorités. L’Arabie saoudite a décrété, le 29 mars, une période d’amnistie de 90 jours pour que les clandestins de toutes nationalités, qui seraient environ un million, quittent le royaume sans encombre, c’est-à-dire sans poursuite pénale et avec des documents légaux. Prolongé une fois fin juin, ce délai l’a été de nouveau le 24 juillet pour un mois supplémentaire, d’après les autorités éthiopiennes – aucune déclaration officielle n’a pour l’instant été faite par Riyad. À la fin de cette période d’amnistie, les travailleurs en situation irrégulière risquent une amende, la prison et le renvoi forcé dans leur pays.
« Si Dieu le veut, j’irai à Dubaï »
Pour l’instant, entre 65 000 et 70 000 ressortissants éthiopiens ont fait le voyage jusqu’à Addis-Abeba. Ils seraient environ 400 000 à vivre là-bas illégalement. Ils sont souvent domestiques ou ouvriers du bâtiment. Le gouvernement éthiopien a mis en place une « National Task Force » pour faciliter leur rapatriement, il a remis des documents de voyage à 170 000 Éthiopiens vivant en Arabie saoudite et fait un travail de sensibilisation sur place, liste le porte-parole du ministère des affaires étrangères, Meles Alem. « Rapatrier des centaines de milliers de personnes est un cauchemar, reconnaît-il. Le gouvernement prend cela très au sérieux. Nous sommes optimistes : davantage d’Ethiopiens vont revenir au pays. »
À l’aéroport d’Addis-Abeba, les bénévoles éthiopiens du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) assistent au ballet des chariots remplis de bagages en provenance de Riyad ou de Djeddah. « Je m’attendais à voir beaucoup plus de gens arriver. J’ai entendu dire qu’ils souffraient là-bas… », lâche l’un d’entre eux. Pourtant, les rapatriés ne se pressent pas vers le petit coin près des toilettes où ils ont installé une table en plastique pour noter les numéros de téléphone et tenter de « restaurer les liens », comme l’indique une affiche, avec leur famille que certains n’ont parfois pas vue depuis des années.
Il y a beaucoup de tristesse dans leur regard. Amatullah, une femme bien en chair au voile noir et à la robe vert pomme, parle le silte, une langue du sud de l’Ethiopie que personne ne connaît ici. Pour communiquer sa peine, elle se frotte la main sur la joue et fait mine de pleurer. « Ils ne sont pas contents de rentrer, ils pleurent tous, il n’y a pas de travail ici », raconte le bénévole Getahun Asrat.
C’est aussi ce que pense Iftu Mohamed, une femme de 29 ans au visage caché sous un niqab noir, du henné sur les mains. Depuis l’Arabie saoudite, elle aidait ses parents restés en Ethiopie grâce à son salaire de servante, lequel lui permettait aussi de subvenir aux besoins de ses cinq enfants en bas âge, très agités à côté d’elle. « Comment je peux vivre ici ? Nous avons trop de dépenses pour nourrir les enfants, pour les habiller, pour nous loger. Trop de dépenses. Je veux aller dans un autre pays. Si Dieu le veut, j’irai à Dubaï. » D’après elle, nombre de ses compatriotes ne souhaitent pas rentrer : « Ici, il n’y a rien », lâche-t-elle. Car l’Ethiopie est un pays très pauvre : un tiers des 100 millions d’habitants vivent sous le seuil de pauvreté.
« Un jeu du chat et de la souris »
Même si le gouvernement dit vouloir réintégrer ces clandestins dans la société éthiopienne par le biais de formations professionnelles ou académiques, les perspectives d’avenir sont, aux yeux de certains, peu attrayantes. Cela les pousse à vouloir rester dans le royaume saoudien malgré les conditions de travail déplorables, qualifiées d’« esclavage moderne » par Amnesty International, et malgré les risques. Car l’expulsion est la prochaine étape. « Certains sont partis se cacher loin de la capitale pour ne pas se faire attraper par la police », explique Amriya Nuri, qui travaille légalement dans un salon de beauté à Riyad : « Ils ont peur qu’on prenne leurs empreintes, qu’ils ne puissent plus jamais retourner en Arabie saoudite s’ils reviennent ici. Après tout ce qu’ils ont traversé pour arriver là-bas… »
« Ils vivent dans la peur », dit Mohamed Yiman, 33 ans. Chauffeur à Djeddah depuis quatre ans, lui a un permis de travail. Mais il se sent concerné par le sort de ses compatriotes. « Certains veulent retourner là-bas avec des papiers, d’autres n’en peuvent plus de l’Arabie saoudite, de ce jeu du chat et de la souris avec la police. Elle a déjà commencé à vérifier les papiers de tout le monde. » Le souvenir de la dernière campagne d’expulsion des clandestins, en 2013, est encore frais. Des altercations avec la police saoudienne avaient causé la mort de plusieurs Éthiopiens. « Nous n’avons pas peur, assure le porte-parole Meles Alem. Les Saoudiens font partie du monde civilisé. Le royaume a promis de traiter humainement les étrangers, y compris nos ressortissants. »
Que se passera-t-il à la fin de la période d’amnistie ? Beaucoup de clandestins risquent d’être encore dans le royaume. Même ceux qui souhaitent rentrer en Ethiopie, car le coût du retour est élevé pour des gens qui ont peu d’économies. « Certains attendent d’être arrêtés pour pouvoir être expulsés, car ils n’ont pas assez d’argent pour faire le voyage », raconte Roman Mohamed, 20 ans, foulard rose et sourire facile malgré la gravité de ses propos. Contrairement à elle, son frère Khalid n’a pas de papiers. Il s’est fait attraper par la police il y a trois mois et a été mis en prison, raconte-t-elle. Elle espère qu’il sera bientôt rapatrié en Ethiopie. Mais sa belle-sœur et ses neveux, eux, sont toujours en Arabie saoudite.