A Lomé, Sénamé Koffi Agbodjinou veut transposer les codes du village à la ville
A Lomé, Sénamé Koffi Agbodjinou veut transposer les codes du village à la ville
Par Morgane Le Cam (contributrice Le Monde Afrique, Lomé)
L’Afrique en villes (12). Pour l’architecte togolais, « les cités africaines ont été construites artificiellement », sans lien avec l’histoire et la culture locales.
Entrepreneur ? Architecte ? Chercheur ? Urbaniste ? Militant ? Il n’est pas facile de définir Sénamé Koffi Agbodjinou. Peut-être parce qu’il est tout cela à la fois. La presse présente souvent ce Togolais de 37 ans comme « l’étoile montante » de la scène « tech » en Afrique de l’Ouest grâce au Woelab, un fab-lab (contraction de l’anglais « fabrication laboratory », laboratoire de fabrication) qu’il a créé chez lui, à Lomé, la capitale du Togo. Le qualificatif le fait sourire, sans vraiment lui plaire.
« J’ai vu passer ça, une fois », concède-t-il modestement. Sénamé Koffi Agbodjinou préfère évoquer les idées et concepts qui gravitent autour de lui en permanence, mais pour comprendre cette machine à lancer des projets, il faut parler de lui, de son parcours et surtout de ses deux obsessions : l’urbanisme et l’anthropologie. Conjuguez les deux et vous obtiendrez une idéologie, qu’il distille dans tous ses plans : la ville néovernaculaire africaine.
D’après cette nouvelle utopie urbaine, la ville serait inspirée des habitats et coutumes traditionnelles africaines, tiendrait compte des facteurs climatiques et serait bâtie en matériaux locaux et façonnée par ses habitants. Cette ville n’existe pas encore, mais des bâtiments pensés de la sorte, oui.
« Pas du folklore »
« En ce moment, nous dessinons des plans pour une bonne sœur de Lomé qui veut construire un orphelinat dans l’esprit du lieu, c’est-à-dire inspiré par les traditions de ses habitants, bâti avec des ressources locales et avec l’aide des enfants eux-mêmes », explique Sénamé Koffi Agbodjinou. Le chantier est géré par l’association qu’il a créée en 2010, l’Africaine d’architecture. « On fait du vernaculaire, mais sans aucun folklore », dit-il.
Le mot est lâché. Le folklore, Sénamé Koffi Agbodjinou l’a pratiqué, pendant ses nombreux « voyages sac au dos » effectués en Afrique en marge de ses années d’études à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette :
« Je suis beaucoup parti travailler avec des ONG qui font ce que j’appelle de la construction humanitaire. J’ai toujours été déçu. Ils étaient très contents quand ils avaient construit une petite maison pour un paysan dans son village, mais ne voulaient pas faire cela à plus grande échelle, et surtout pas s’attaquer à la ville. »
L’architecte de formation est dans la logique inverse. Pour lui, en Afrique, le village fonctionne, pas la ville. Alors il faut s’attaquer à la ville. « Le problème, c’est que la ville n’est pas le prolongement du village africain. La plupart des cités africaines ont été fabriquées artificiellement, comme un territoire le plus neutre possible, sans cohésion, sans aspérités. »
Pour Sénamé Koffi Agbodjinou, la colonisation a fait entrer les villes africaines dans une modernité violente et inadaptée :
« Je me suis toujours demandé à quoi ressembleraient les villes si elles étaient entrées dans la modernité de manière apaisée. La corde a été coupée. On a mis un morceau de métal au bout de cette corde, et même si, sur le papier, nous les Africains, sommes décolonisés, nous n’avons pas produit l’effort d’essayer de revenir tisser notre propre histoire au bout de l’ancienne corde. »
Initiation 2.0
L’architecte est éloquent. Son parcours scolaire est brillant. Son adolescence, il l’a passée au lycée Kouvahey, l’un des établissements les plus prestigieux de Lomé, où défilent filles et fils de ministres. Alors quand il voit ces graines de leaders quitter le continent pour poursuivre leurs études en Europe, il décide de faire pareil. Pour prouver qu’il n’y a pas que les « fils de » qui peuvent le faire, lui qui vient d’une famille « très modeste ».
Ses parents s’endettent pour l’envoyer en France, où il intègre la réputée école de design parisienne Creapole, de laquelle il sera mis à la porte au bout d’un an. « J’avais des résultats, mais pas les moyens », sourit-il. De là, il migre dans le nord de la capitale pour intégrer l’école de La Villette. Mais à l’issue de sa formation, le Togolais ressent un manque :
« Je ne me sentais pas prêt à faire ce que je voulais faire. On n’apprend pas assez aux architectes à comprendre la substance de l’ancien. Quand ils veulent faire de l’ancien, ça tombe dans le folklore. »
Aussi décide-t-il de s’inscrire en anthropologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris. En 2010, il est enfin prêt. Pas question pour lui de rester en France ou même en Europe, car c’est son petit Togo et ses villes qu’il veut changer. Sa solution ? Transposer les codes du village à la ville :
« Les villages fonctionnent parce qu’il y a deux principaux dispositifs traditionnels qui font qu’il y a de la cohésion et que les villageois décident ensemble du devenir de leur village. Ce que j’appelle d’abord les moments, c’est-à-dire les rites, funéraires, agraires, bref des instants dans la vie du village qui permettent de souder les habitants, de partager le savoir et de faire le bilan. Il y a ensuite les lieux, comme l’enclos d’initiation, par exemple, où l’on regroupe les jeunes pour leur transmettre le savoir. C’est aussi là qu’on identifie le potentiel des uns et des autres, les vieux les orientent. Au sortir de cet enclos, on a une génération soudée, qui s’est découverte, a identifié son potentiel et est prête à prendre en charge le devenir du village. »
Ces moments et ces lieux, Sénamé Koffi Agbodjinou tente de les transposer depuis 2012 dans son Woelab. Un espace qu’il conçoit comme un enclos d’initiation 2.0 permettant aux jeunes de découvrir leur potentiel et de partager leurs connaissances à l’occasion de rites numériques tels que les hackatons et les cours sur les nouvelles technologies qu’il organise. Toute une philosophie.
Le sommaire de notre série « L’Afrique en villes »
Cet été, Le Monde Afrique propose une série de reportages dans seize villes, de Kinshasa jusqu’à Tanger.