Licenciement après un texte sexiste : tout comprendre à l’affaire qui agite Google
Licenciement après un texte sexiste : tout comprendre à l’affaire qui agite Google
Par Morgane Tual
Après avoir diffusé un manifeste sexiste polémique, un employé de Google a été licencié. Depuis, la controverse, dont l’ampleur n’a cessé de croître, plonge Google dans une situation très délicate.
Google est dans une position très inconfortable après le licenciement de l’auteur d’un manifeste critiquant la politique de diversité de l’entreprise. / MIKE BLAKE / REUTERS
Ce qui était à l’origine une polémique sur le sexisme s’est transformé en violent débat sur la liberté d’expression, dans lequel Google tente, avec difficulté, d’apaiser les esprits. Tout est parti d’un manifeste sexiste critiquant la politique de diversité de Google, rédigé et diffusé en interne par un employé, James Damore. Après plusieurs jours de controverse, Google a décidé de le licencier lundi 7 août, ce qui a ravivé la polémique. Depuis, l’entreprise est embourbée dans une situation très délicate, dont elle peine à s’extraire.
- Que contient ce texte si controversé ?
Ce long texte est une critique de la politique de diversité de Google. Il a notamment été vilipendé pour ses affirmations sexistes.
James Damore y assure entre autres que si les femmes sont sous-représentées chez Google, notamment parmi les ingénieurs, ce n’est pas pour des raisons de sexisme, mais à cause de « différences biologiques » entre les hommes et les femmes. Les femmes sont, affirme-t-il, « plus ouvertes aux sentiments et à l’esthétique qu’aux idées. (…) Elles ont généralement un intérêt plus fort que les hommes pour les gens, plutôt que pour les objets. Ces différences expliquent en partie pourquoi les femmes préfèrent relativement les métiers des secteurs sociaux ou artistiques ». Contrairement aux hommes qui, selon lui, sont plus attirés par le code.
Il dénonce aussi une politique de discrimination positive chez Google, lui reprochant par exemple d’organiser des formations réservées « à un genre ou une race [sic] », et de favoriser à l’embauche les candidats issus de la diversité.
James Damore insiste aussi sur le « biais de gauche » et la « monoculture politiquement correcte » qui règnent selon lui dans l’entreprise, et qui empêchent l’expression des personnes dont la pensée ne s’y conforme pas.
Ce texte argumenté est assorti de quelques précautions, l’auteur se défendant explicitement de dire « que la diversité est mauvaise (…) et qu’on ne devrait pas tenter de corriger les biais existants ». Mais, poursuit-il, « nous avons une intolérance pour les idées et les preuves qui ne correspondent pas à une certaine idéologie ».
- Comment a réagi Google ?
Ce sont d’abord des employés de Google qui ont réagi. La diffusion du texte par James Damore sur les canaux de discussion internes à l’entreprise a choqué beaucoup d’employés, dont certains l’ont dénoncé sur les réseaux sociaux. La polémique, relayée par les médias, a alors pris une autre dimension. C’est là que la direction de Google a décidé de réagir. Sundar Pichai, le PDG de Google, a adressé lundi un message clair aux employés :
« Nous défendons avec force le droit des Googlers [le surnom des employés de Google] de s’exprimer, et une grande partie de ce qui était dans ce mémorandum mérite d’être débattu, même si une grande majorité de Googlers ne sont pas d’accord avec lui. Néanmoins, des parties de ce mémorandum violent notre code de conduite et dépassent les limites en avançant des stéréotypes de genre dangereux. »
Le soir même, James Damore faisait savoir à la presse qu’il avait été licencié par Google.
- Pourquoi James Damore a-t-il été licencié ?
Il dit avoir été licencié pour « perpétuation des stéréotypes de genre ». Google, de son côté, a refusé de commenter sa décision. Les messages de Sundar Pichai et Danielle Brown, vice-présidente de la diversité chez Google, insistent toutefois sur le fait que les propos de James Damore violent le « code de conduite » de l’entreprise.
James Damore a affirmé qu’il examinerait tous les recours possibles, avant d’annoncer avoir porté plainte auprès de l’inspection du travail.
Dans une tribune publiée vendredi dans le Wall Street Journal, il insiste sur le conformisme idéologique de Google et l’absence de débat dans l’entreprise :
« Mon document de dix pages exposait ce que je considère être un argumentaire raisonné, bien documenté et de bonne foi, mais ce que j’ai écrit, le point de vue que j’ai mis en avant est généralement supprimé à Google à cause de la “chambre d’écho idéologique” de l’entreprise. Mon renvoi confirme parfaitement ce point. Comment Google, l’entreprise qui embauche les personnes les plus intelligentes du monde, est devenue si idéologique et intolérante aux débats scientifiques et aux arguments raisonnés ? »
- Que sait-on de James Damore ?
#NewProfilePic https://t.co/EaD4tKoH21
— Fired4Truth (@James Damore)
Peu de choses. Relativement discret en ligne jusqu’à cette affaire, James Damore a suivi des études en biologie à la prestigieuse université d’Harvard, dont il fut diplômé en 2013 – d’un Master et non d’un doctorat, contrairement à ce qu’affirmait sa page LinkedIn, rectifiée après le début de la polémique.
Après avoir été démis de ses fonctions d’ingénieur, James Damore, porté en héros par une partie de l’alt-right américaine – un courant proche des idées d’extrême droite – se montre plus bavard. Il a donné plusieurs interviews, en commençant par un youtubeur populaire de l’alt-right. Et a ouvert un compte Twitter, @Fired4truth (« viré pour la vérité »), sur lequel il pose avec un t-shirt détournant le logo de Google avec le mot « Goolag ».
- Que pensent les salariés de Google de cette affaire ?
Difficile de savoir quel est l’avis majoritaire parmi les 60 000 salariés de l’entreprise. Si James Damore affirme avoir reçu de nombreux messages de soutien, Sundar Pichai a assuré de son côté que « la grande majorité » des employés de Google soutenaient l’entreprise :
« La grande majorité d’entre vous soutient fortement notre décision. Un plus petit pourcentage aimerait que nous agissions davantage. Et certains sont inquiets à l’idée qu’on ne puisse pas parler librement au travail. »
Car cette affaire comprend deux volets : celui du sexisme et celui de la liberté d’expression. Certaines personnes ont à la fois critiqué le contenu du manifeste, mais aussi le licenciement de James Damore, considéré comme une réponse disproportionnée.
- Comment se positionne Google sur la question du sexisme ?
Comme la plupart des entreprises de la Silicon Valley, Google a un important problème de diversité dans ses rangs, composés en grande majorité d’hommes (69 % selon ses chiffres). Les hommes sont notamment surreprésentés dans les métiers d’ingénieurs en informatique (80 %) et dans les postes à responsabilité. Ils sont également mieux payés que les femmes, même à poste équivalent. L’entreprise fait même actuellement l’objet d’une enquête du département du travail sur les différences salariales entre les hommes et les femmes.
Parallèlement, Google clame haut et fort depuis quelques années vouloir diversifier ses équipes, et présente même sur un site dédié ses actions en la matière. On y apprend notamment que Google a créé un réseau destiné aux employées de son entreprise, Women@Google, « pour connecter, développer et garder les talents féminins » et « proposer des opportunités de networking, de mentorat, d’évolution professionnelle ». Google assure mener des actions pour encourager les femmes à postuler à des postes à responsabilité et pour réduire les écarts de salaires. L’entreprise propose aussi des formations contre les « biais inconscients » à l’égard des minorités, afin de sensibiliser ses salariés.
Plus largement, comme d’autres grandes entreprises de la Silicon Valley, Google affiche publiquement, et de plus en plus, ses visions progressistes, concernant les droits des personnes LGBT par exemple, quitte à s’opposer frontalement à l’administration Trump.
- Google empêche-t-il ses employés de s’exprimer ?
C’est exactement ce que prétend James Damore dans son manifeste, et ses soutiens affirment que son licenciement en est la preuve ultime. Sundar Pichai, le PDG de Google, a répété que la liberté d’expression était une valeur importante dans l’entreprise. « Les gens doivent se sentir à l’aise pour exprimer des désaccords », a-t-il martelé dans son message aux employés, soulignant que certaines parties du manifeste méritaient d’être débattues. Mais « nous devons trouver un moyen de débattre de ces questions sur lesquelles nous pouvons être en désaccord – tout en le faisant en respectant notre code de conduite ».
La journaliste de Recode, Kara Swisher, qui suit l’entreprise depuis ses débuts, assure de son côté que Google offre à ses employés « une latitude inhabituelle pour partager leurs opinions, sur une myriade de plates-formes en ligne et lors de rassemblements hors-ligne », et ce « sur tous les sujets, de la qualité de la nourriture dans ses nombreuses cafétérias gratuites aux positions politiques de l’entreprise ».
- Pourquoi cette affaire est-elle aussi sensible pour Google ?
Google est dans une position très inconfortable et assez inédite – d’autant que l’entreprise n’a pas l’habitude de voir ses conflits internes étalés sur la place publique, la politique du secret étant très respectée au sein de l’entreprise.
D’un côté, la multinationale est régulièrement qualifiée de sexiste à cause du manque de diversité parmi ses salariés, en contradiction avec son discours d’ouverture. De l’autre, en décidant de punir sévèrement les propos sexistes de James Damore, elle s’est vue reprocher de violer la liberté d’expression – une autre valeur vigoureusement défendue par Google.
Résultat : l’entreprise est aujourd’hui accusée des deux maux et dans le viseur de communautés très différentes, aux opinions radicalement opposées. Non seulement cette affaire affuble Google d’une étiquette de censeur, mais elle remet en lumière la problématique, encore loin d’être réglée, du sexisme dans l’entreprise. Un coup de projecteur dont elle se serait bien passée.