Une journée avec Janet Adu, présidente des bidonvilles du Ghana
Une journée avec Janet Adu, présidente des bidonvilles du Ghana
Par Moina Fauchier-Delavigne (Accra, envoyée spéciale)
L’Afrique en villes (16). Energie, eau potable, éducation… Dans le quartier d’Ashaiman, à l’est d’Accra, « Auntie » œuvre pour donner une visibilité aux « urbains pauvres ».
Le Ghana a deux présidents. L’un, Nana Akufo-Addo, 73 ans, formé au Royaume-Uni et fils d’un ancien chef de l’Etat, a été élu en décembre 2016. L’autre s’appelle Janet Adu et est moins habituée au luxe du palais présidentiel. Elle a 57 ans, n’a jamais étudié à l’étranger et a débuté son mandat en 2012 à la tête des « leaders des communautés » des bidonvilles du Ghana. A part leurs titres et un caractère décidé, les deux personnages ont peu de choses en commun. « Je n’étais pas candidate, mais les gens ont insisté », lâche Janet Adu, presque modeste.
Depuis, le quotidien de madame la présidente a été un peu bousculé. Seul rituel auquel « Auntie » (« Tata »), comme tout le monde l’appelle, n’a jamais transigé depuis son élection : la prière matinale, à 5 heures, dite avec ses deux plus jeunes neveux – Bright, 10 ans, et sa sœur Nyarkou, 13 ans. Les enfants filent ensuite aux douches collectives, un peu plus loin dans l’allée, qui coûtent 1 cédi (0,20 euro) par personne. Puis direction l’école, avant 7 heures. Ils achèteront à manger sur la route. « Auntie » peut passer à la suite.
« En quête de pâturages plus verts »
Janet Adu vit à Ashaiman, l’un des 256 bidonvilles de la région du grand Accra. Situé à une vingtaine de kilomètres à l’est de la capitale du Ghana, ce quartier de tôles a poussé depuis les années 1960 en même temps que la construction du port de Tema, qui concentre aujourd’hui 70 % des échanges commerciaux du pays. Le bidonville s’est rempli des habitants des campagnes venus chercher du travail. A Ashaiman, où il n’y a pas d’eau courante et où le système d’assainissement reste rudimentaire, louer une « pièce » coûte environ 40 cédis (7,60 euros) par mois, contre 200 au port de Tema.
En ce début de matinée, dans la courette en terre, au centre d’une dizaine de cahutes de bois, un groupe de femmes s’affairent. Sur des petits foyers au charbon, elles préparent des plats qu’elles vendront au marché. Il y a aussi trois bébés en vadrouille, quelques poules qui picorent et deux chats.
Rien ne prédestinait Janet Adu à une carrière présidentielle. Originaires d’un village de l’est du pays, Janet et son mari sont arrivés ici en 1987, « à la recherche de pâturages plus verts », explique-t-elle de façon imagée. Avec des projets : conduire un taxi pour lui, monter un petit commerce pour elle. Trente ans plus tard, le couple habite toujours au même endroit, mais Janet est devenue membre de la Fédération ghanéenne des urbains pauvres (Ghafup), cheville ouvrière de la stratégie locale de Slum Dwellers International (SDI). Cette ONG indienne, présente dans 34 pays, a instauré un réseau des habitants des bidonvilles.
« Il y a une vingtaine d’années, les quartiers informels étaient ignorés par les autorités et ne faisaient même pas partie des plans de développement », explique Joseph Muturi, coordinateur de SDI pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique de l’Ouest pour SDI, lui-même basé à Kibera, le plus grand bidonville du Kenya : « Il fallait donc leur donner une visibilité, collecter des informations, les cartographier pour qu’ils puissent être pris en compte. Ce processus a permis aux habitants de négocier avec les responsables locaux et de mettre en place des partenariats pour participer à établir les priorités de développement : que ce soit l’accès à l’énergie, à l’eau potable, à des toilettes, à l’éducation… »
Le résultat clé de ce processus que met en place SDI dans chaque pays ? « Les gouvernements prennent les gens pauvres au sérieux et ces derniers deviennent des acteurs du développement. » A chaque fois, cela commence par des petits groupes d’épargne qui s’organisent, réunissent des fonds puis définissent ensemble les besoins du quartier. Au Ghana, les quelque 20 000 membres sont en très grande majorité des femmes. Et en haut de la pyramide, pour coordonner les 334 groupes, il y a Janet.
Un ministère des bidonvilles
Forcément, depuis son élection, « Auntie » est « trop occupée » pour gérer son commerce de charbon. C’est sa belle-sœur qui s’en occupe, en plus de son emploi aux douches collectives. Présidente ou pas, Janet est comme les autres habitants d’Ashaiman : elle n’a pas de toilettes chez elle. Mais elle paie les études d’infirmière de sa cadette, l’école de ses neveux et a pu développer son commerce et agrandir son logement.
Finie l’unique masure de planches de bois et de tôle ondulée qu’elle louait au début. L’édile bénévole et son mari ont pu construire deux autres « pièces », avant de s’offrir un « conteneur » (en fait une petite structure fabriquée à partir d’un conteneur) pour sa réserve de charbon. Pour rassembler les 4 000 cédis (environ 760 euros) nécessaires à sa construction, elle a souscrit deux prêts auprès de son groupe d’épargne.
Elle y stocke aussi un énorme réfrigérateur. « Après la saison des pluies, les enfants iront vendre des sachets “pure water” après l’école. » Janet loge aussi les trois aînés de sa sœur, âgés de 20 à 30 ans, tous ouvriers journaliers, venus ici, comme tout le monde, « à la recherche de pâturages plus verts ». « Quand ils auront gagné assez d’argent, ils chercheront un endroit à louer pour eux », dit-elle.
Des foyers au charbon, dans la cour devant la cahute de Janet Adu, dans le bidonville d'Ashaiman, non loin d’Accra. / Sandra Twum Barimah/SDI
Ancienne colonie britannique, le Ghana est plus stable et démocratique que ses voisins d’Afrique de l’Ouest. La politique volontariste de lutte contre la pauvreté menée par l’Etat a rencontré un certain succès et le taux de pauvreté a été réduit de moitié, passant de 52 % à 21 % entre 1992 et 2013. En revanche, les autorités ne parviennent pas à accompagner correctement l’urbanisation rapide qui accompagne ce développement.
Entre 1984 et 2013, la population urbaine a triplé et le taux d’urbanisation est passé de 31 % à 51 %. Dans les villes, l’accès aux services de base comme l’eau potable et le traitement des eaux usées a régressé. Un rapport d’ONU-Habitat de 2011 notait que 85 % des foyers n’avaient pas les moyens d’accéder à un logement formel ; et le déficit de logement continue de s’accroître.
Selon l’ONG ghanéenne People’s Dialogue, affiliée à SDI, 60 % de la population urbaine de la région d’Accra vit aujourd’hui dans des bidonvilles. Une proportion identique à celles des autres villes du continent. Farouk Braimah, directeur de People’s Dialogue, note un signal encourageant : la création, début 2017, d’un ministère consacré à la question des bidonvilles.
Reproduire l’exemple indien
Depuis son élection, Janet Adu a changé. Elle est désormais l’une des rares femmes de son âge, à Ashaiman, à parler anglais. « Avant, j’étais timide, ajoute-t-elle. Mais maintenant, je vais parler aux autorités pour défendre nos droits. » Et puis elle a beaucoup voyagé : au Ghana, mais aussi au Kenya, en Ouganda, en Chine, en Colombie, au Brésil… Pour SDI, il est fondamental d’apprendre de l’expérience des autres et d’adapter les solutions imaginées ailleurs.
En 2011, SDI a ainsi réussi à reproduire un exemple indien à Ashaiman, avec l’inauguration d’un bâtiment pilote dans le quartier Amui Dzor, le premier de ce type au Ghana. Une trentaine de familles vivent ici. Au rez-de-chaussée, on trouve des boutiques, des toilettes et des douches publiques. L’idée a pu se concrétiser après un voyage à Bombay, en Inde. « Le chef traditionnel d’Ashaiman et les membres du gouvernement ont vu que lancer de telles constructions était faisable. Cela les a rassurés », résume Farouk Braimah, de People’s Dialogue. Le chef a cédé le terrain, puis ONU-Habitat et le ministère du logement ont cofinancé les 400 000 dollars nécessaires.
Le bâtiment devrait d’ici peu devenir la propriété de ses habitants, organisés en coopérative. En attendant, il accueille la réunion hebdomadaire d’un groupe d’épargne, auquel se rend Janet. Dans la cour intérieure, une quinzaine de femmes, quelques bébés et deux hommes écoutent les responsables du groupe. Il est question de « mobile money » et d’épargne par SMS. Janet Adu plaisante avec la petite assemblée. Il s’agit de rassurer celles qui ne savent pas écrire : elles trouveront toujours un enfant ou un voisin pour les aider. Puis chacun passe à tour de rôle déposer sa part d’épargne.
Janet Adu aux douches publiques, à Ashaiman, un bidonville proche d’Accra, en juin 2017. / Sandra Twum Barimah/SDI
A midi, retour à la cahute de Janet, en longeant un conteneur rose – une parfumerie – et un mauve – qui vend des plats préparés. La cour est plus calme, la plupart des femmes sont parties livrer leur production. On sort deux chaises en plastique, une amie passe discuter. La jeune Nyarkou rentre de l’école, vêtue de sa robe d’uniforme. A l’école publique, trop petite pour recevoir tous les enfants en même temps, c’est au tour du groupe de l’après-midi.
« Ce soir on ne dînera pas »
Janet a tout juste le temps de croiser sa nièce avant de se rendre à son rendez-vous avec People’s Dialogue, à Accra. Dans le bidonville, toutes les routes sont en terre – et parfois très boueuses quand il a plu –, mais elle a la chance d’habiter près de la route asphaltée, du marché principal et de la gare des minibus, les « tro-tro ». Quatre heures plus tard, la présidente est de retour et passe au marché, comme tous les jours. L’endroit est bondé. Dans les allées, des vendeuses ambulantes circulent, leur marchandise sur des plateaux placés sur leur tête.
A la maison, Nyarkou transforme rapidement le petit préau en cuisine : deux foyers et quelques casseroles gravées « Janet Adu » « pour éviter qu’elles ne disparaissent ». Le réduit censé servir de cuisine ne sert qu’à entasser les ustensiles et le baril d’eau, rempli tous les trois jours. Trop petit et trop chaud, on ne fait qu’y passer. Nyarkou, qui voudrait devenir docteur, aide pour l’instant sa tante à préparer la soupe et le « banku », un plat de maïs et de manioc. Bright finit par arriver. Les deux enfants et leur tante déjeunent, des voisins passent prendre un peu de banku et une assiette de soupe. « Ce soir, on ne dînera pas vu qu’on a pris un bon déjeuner », dit Janet.
Après la prière du soir, les deux enfants s’installeront pour la nuit dans la petite pièce attenante à celle de leur tante, sur une natte de plastique tressée au sol. Leurs grands frères et leur oncle ne seront pas encore rentrés. Assise sur son lit, Janet écoutera la radio avant de se coucher. Son mari ne rentrera que vers 22 heures. « En général, il prend son dîner seul, parfois il me réveille pour que je le serve », explique la présidente.
Janet Adu devrait bientôt déménager. Un deuxième bâtiment va être construit à Amui Dzor, à côté du premier, dès le financement bouclé. Madame la présidente aura enfin l’eau courante, des toilettes et une douche. Chez elle.
Le sommaire de notre série « L’Afrique en villes »
Cet été, Le Monde Afrique propose une série de reportages dans seize villes, de Kinshasa jusqu’à Tanger.