TV : « Eastern Boys », rencontre de deux corps étrangers
TV : « Eastern Boys », rencontre de deux corps étrangers
Par Isabelle Regnier
Notre choix du soir. Du face-à-face charnel entre un bourgeois quadragénaire et un jeune immigré russe naît un thriller (sur Arte à 20 h 55).
EASTERN BOYS - Official HD Trailer (2015)
La première chose qui frappe dans Eastern Boys, fiction qui naît de la rencontre entre un quadragénaire homosexuel plutôt branché et un jeune immigré russe sans papiers, c’est l’originalité, l’ampleur et la formidable efficacité du récit. Thriller en mode mineur qui distille sa tension anxiogène par petits jets, ce film pose une question dont l’enjeu est aussi bien esthétique que politique : comment la rencontre de deux corps étrangers peut-elle provoquer celle de deux mondes qui s’ignorent ?
Comment ce qui aurait pu n’être qu’une vulgaire passe va-t-il entraîner un bourgeois parisien dans la réalité violente d’une petite frappe originaire d’Europe de l’Est ? Comment ce personnage va-t-il glisser d’un rapport consumériste au corps à une relation de pleine reconnaissance de l’autre ? Comment cela va-t-il l’acculer, finalement, à faire des choix politiques qui engagent tout son être ? Le programme peut sembler lourd pour un seul film, mais la mise en scène tendue et dynamique de Campillo l’allège considérablement.
Eastern Boys - Exclusive Clip - Peccadillo Pictures
Le cinéaste construit son film comme un collage de quatre grands blocs narratifs à géométrie et temporalité variables. Filmé à la gare du Nord (Paris), le premier se déploie en une formidable chorégraphie, jouant avec les mouvements des voyageurs en marche, les parcours fluctuants de ceux qui zonent sur place. L’image se resserre légèrement sur ceux qui deviendront les personnages du film, pour ne plus les lâcher.
D’un côté il y a Daniel (Olivier Rabourdin), bourgeois en quête de chair fraîche, des billets plein le portefeuille. De l’autre, Marek, 20 ans à tout casser, l’insolence bravache de l’enfant des rues, qui le repère, le balade, l’attire sous un escalier. Marek fait partie d’un gang de garçons de l’Est qui jouent à cache-cache avec la police. Son prédateur harponné, Marek se dérobe, attisant son désir jusqu’à le tenir en son pouvoir et lui arracher une invitation à domicile.
Syndrome de Stockholm
Cette invitation est l’objet de la vertigineuse deuxième partie, dans laquelle Daniel, victime de sa concupiscence, se retrouve pris en otage dans son appartement où il finira par s’abandonner à un étrange syndrome de Stockholm. Nous ne révélerons rien de l’épisode, tant la mécanique du film repose sur ses retournements scénaristiques successifs. La troisième partie voit la tension retomber et un parfum douceâtre recouvrir provisoirement celui qui flottait jusque-là. La quatrième rebat encore une fois les cartes pour faire exploser, dans un final digne d’un grand film d’action, les signaux dormants qui distillaient depuis le début un climat anxiogène.
Tout en variations de rythme et de régime, la mise en scène de Campillo réussit à embrasser dans un seul mouvement la complexité du monde et des affects, à appréhender les personnages dans les liens qui les unissent les uns aux autres, et au monde dans lequel ils vivent. Soit, ici, la France de l’Europe de Schengen, qui éjecte sans ménagement ses passagers clandestins et dans laquelle sauver une personne peut vouloir dire en condamner d’autres. Loin de tout angélisme, la démarche de Campillo, cinéaste éminemment politique, questionne le sens de la responsabilité et de l’action. L’exercice, malgré une happy end de façade, laisse un goût amer.
Eastern Boys, de Robin Campillo. Avec Olivier Rabourdin et Kirill Emelyanov (Fr., 2013, 128 min).