Le cirque, bulle de liberté au Moyen-Orient
Le cirque, bulle de liberté au Moyen-Orient
M le magazine du Monde
Par-delà les conflits et les diktats des conservatismes religieux, les saltimbanques dépassent frontières et préjugés. La photographe Johanna-Maria Fritz a suivi leur quotidien, notamment en Iran, Afghanistan et Palestine.
Dans la bande de Gaza, avril 2016. Besan, 21 ans, intervient comme clown auprès d’enfants malades. Elle vit avec sa famille dans le camp de Nuseirat et veut devenir journaliste. | Johanna-Maria Fritz
La jeune photographe allemande Johanna-Maria Fritz, 23 ans, s’est prise de passion pour le cirque. Mais ce qui l’intéresse n’est pas tant le spectacle que l’avant et l’après, le quotidien de la troupe, hors le chapiteau.
Après avoir suivi des clowns et des acrobates d’ex-Allemagne de l’Est et d’Islande, elle s’est envolée vers des contrées plus lointaines, l’Afghanistan, l’Iran et la Palestine, retrouvant sur ces terres, a priori peu habituées aux arts du cirque, un univers proche de celui observé dans les pays occidentaux. « Peu importent la couleur de peau, la religion ou les convictions politiques, dit la jeune diplômée de l’Ostkreuz-schule, une école de photographie à Berlin. L’esprit du cirque unit les gens. » Ce projet, Like a Bird (« Comme un oiseau »), a obtenu en juillet 2017 le prix Inge Morath.
Coups d’arrêt dans les années 1980
La première piste aux étoiles du Moyen-Orient vit le jour en 1869, au Caire. L’attraction faisait partie des festivités organisées en marge de l’inauguration du canal de Suez. La troupe du Français Théodore Rancy, l’un des pionniers du cirque moderne, fut l’une des compagnies invitées à s’y produire. Moins de cent ans plus tard, en 1966, le président Nasser dota son pays d’un cirque national. Lors d’un voyage en URSS, le leader égyptien avait été séduit par ce genre de spectacle et avait souhaité le réimplanter sur les bords du Nil. Mais à partir des années 1980, victime de la baisse des subventions publiques et de la montée du conservatisme social, cette institution se mit à dépérir.
Le cirque déjoue les frontières
Un phénomène similaire se déroula en Algérie. La réislamisation accélérée de la fin du XXe siècle, sans parler de la guerre civile qui ensanglanta le pays à cette époque, obligea beaucoup d’acrobates en justaucorps à partir se rhabiller. Trop indécent ! Trop occidental ! Dire que le cirque Amar, l’une des plus célèbres enseignes de France, avec Pinder et Bouglione, est l’œuvre d’un Algérien de Kabylie ! Un certain Ahmed Ben Amar El-Gaid qui, avant de traverser la Méditerranée à la fin du XIXe siècle, monta de nombreux spectacles dans son pays…
Malgré les préjugés tenaces, des écoles de cirque ont ouvert ces dix dernières années dans au moins deux pays arabes : le Maroc et la Palestine. En Cisjordanie, ses responsables, que Johanna-Maria Fritz a suivis pendant plusieurs mois, doivent batailler contre les pères, qui répugnent parfois à laisser leurs filles pratiquer une telle activité, mais aussi contre les contraintes de l’occupation israélienne : les élèves bloqués aux check-points, le matériel retenu au port d’Ashdod, les demandes d’entrée à Jérusalem refusées, etc. Depuis dix-huit mois, l’un des professeurs du Palestinian Circus School est même emprisonné en Israël, sans charge et sans raison valable, selon Amnesty International.
En Iran, la photographe s’est intéressée à la compagnie fondée par Khalil Oghab, alias le « Hercule perse ». Dans les années 1950 et 1960, les tours de force de ce colosse barbu captivaient les foules de Téhéran. Il tordait des barres de fer d’une seule main, soulevait des éléphanteaux sur ses épaules, avant, clou du spectacle, de se coucher sous les roues d’une file de camions, une simple plaque de tôle sur le torse en guise de protection.
Après vingt ans de tournées en Europe, en Afrique et en Amérique centrale, le musculeux Iranien est revenu au pays en 1991, sur invitation des autorités. C’est là, avec l’aide de ses deux fils, qu’il a créé le cirque portant son nom. Une bulle de liberté et de mixité, que les ayatollahs, alors au pouvoir depuis douze ans, dont huit de guerre avec l’Irak, décidèrent de tolérer. L’expérience a réussi à Khalil Oghab. A 90 ans passés, il continue, une fois tous les deux jours, de soulever des poids.