« L’élimination des armes nucléaires n’a de sens que si elle est accomplie partout et par tous »
« L’élimination des armes nucléaires n’a de sens que si elle est accomplie partout et par tous »
Par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (Directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire)
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire, explique dans une tribune au « Monde », que le désarmement symbolise un danger pour la dissuasion qui garantit la paix depuis de nombreuses années.
« Contrairement à l’ambition affichée, le texte ne contient strictement aucune disposition pour rendre l’élimination de ces armes « vérifiable » : il est un vœu pieux, davantage qu’un traité de désarmement » (L’organisation ICAN a obtenu le prix Nobel de la paix. De gauche à droite: Beatrice Fihn, Daniel Hogsta et Grethe Ostern, le 6 octobre à Genève). / DENIS BALIBOUSE / REUTERS
La Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) a obtenu le prix Nobel de la paix pour sa contribution au traité d’interdiction des armes nucléaires, adopté à l’Assemblée générale des Nations unies le 7 juillet par 122 Etats voulant éliminer ces armes « de manière irréversible, vérifiable et transparente ». L’objectif semble louable, mais le moyen est inadapté.
D’abord parce que, contrairement à l’ambition affichée, le texte ne contient strictement aucune disposition pour rendre l’élimination de ces armes « vérifiable » : il est un vœu pieux, davantage qu’un traité de désarmement.
Ensuite et surtout parce que la négociation s’est faite sans aucun des neuf Etats dotés ou possesseurs de l’arme nucléaire. Un seul Etat membre de l’OTAN y a participé, les Pays-Bas, pour finalement voter contre. Même le Japon, qui a été victime du feu nucléaire et dont la constitution est pacifiste, s’y est opposé.
Si tout ce que nous apprend ce traité – qui entrera en vigueur trois mois après le dépôt du cinquantième instrument de ratification (pour l’instant, seuls trois Etats l’ont ratifié, le Vatican, la Thaïlande et la Guyana) – est que des Etats qui sont déjà tous des opposants connus à l’arme nucléaire sont d’accord pour l’interdire, ce n’est pas une surprise et, surtout, cela ne crée aucune obligation à l’égard des autres.
Les limites de la pression
Les promoteurs du traité le savent bien. Leur objectif est plutôt d’exercer sur les Etats nucléaires une pression normative, via leur société civile et leurs parlementaires, pour faire adopter des mesures contre le financement et le transport de ces armes et pour les contraindre à prendre de nouveaux engagements en matière de désarmement. Cette ambition suppose toutefois deux préjugés discutables.
Le premier est que les armes nucléaires seraient des armes comme les autres et qu’on pourrait donc leur appliquer les mêmes recettes qui ont fonctionné, notamment, pour interdire les mines antipersonnel. C’est faire fi de leur caractère exceptionnel.
La France, notamment, a rappelé que sa politique de sécurité et de défense, « tout comme celle des alliés et d’autres partenaires proches, repose sur la dissuasion nucléaire ». Or, la politique de sécurité et de défense d’aucun pays n’a jamais reposé sur les mines antipersonnel. Aucune des armes précédemment interdites n’avait un tel rôle, et c’est précisément pourquoi elles ont pu être interdites.
Le second préjugé est que la pression d’un grand nombre d’Etats et d’ONG peut avoir un effet sur la conduite des Etats nucléaires. Or, si la pression fonctionne parfois sur certains sujets avec certains Etats dans certains contextes, elle trouve vite ses limites lorsque les intérêts vitaux des Etats les plus puissants sont engagés, a fortiori dans un contexte sécuritaire international particulièrement volatil.
Ce traité pourrait diviser les alliances
L’élimination des armes nucléaires n’a de sens que si elle est accomplie partout et par tous. Tant que subsisteront des menaces comme l’arsenal de Pyongyang, aucun traité signé par d’autres ne pourra convaincre les puissances nucléaires de désarmer. Elles se souviennent de ce constat de Walter Lippmann en 1943, que le mouvement des années 1930 pour le désarmement s’était « avéré tragiquement efficace pour désarmer les nations qui y croyaient », mais pas les autres. Résultat : cette génération « n’a pas eu la paix, mais la guerre la plus dévastatrice ».
Ce traité sera donc inefficace, au sens où il n’aura aucun effet positif sur les arsenaux ni la stabilité internationale. Au contraire même, puisqu’il risque d’affaiblir la dissuasion qui a largement contribué à pacifier l’Europe et l’Asie du Nord depuis 70 ans, et le traité sur la non-prolifération dont le comité Nobel reconnaît qu’il reste « le principal instrument juridique international pour la promotion du désarmement nucléaire ».
L’ICAN espère convaincre d’abord les Etats sous parapluie nucléaire américain : le traité qui interdit non seulement la possession mais aussi le transfert et le déploiement sur le territoire des Etats parties risquerait alors de diviser les alliances et d’affaiblir la sécurité de certaines zones, les pays baltes et l’Asie du Nord-Est en particulier, en encourageant l’aventurisme russe d’un côté et nord-coréen de l’autre.
Enfin, en visant les opinions des démocraties libérales, il avantage les puissances nucléaires non démocratiques qui sont moins sensibles à la pression de la société civile. La Russie et la Chine sont les vrais bénéficiaires de ce mouvement, qui ne peut handicaper que leurs rivaux stratégiques.
Si l’objectif réel de ce traité est seulement d’accélérer le désarmement, il est louable mais
la méthode n’est pas la bonne. Comme l’a rappelé la France, « le désarmement nucléaire ne se décrète pas, il se construit », en tenant compte du contexte stratégique.
Pour y contribuer, et plutôt que de répéter leur opposition déjà connue à des armes qu’ils ne possèdent pas, les Etats qui soutiennent le traité pourraient prendre des mesures concrètes pour améliorer la stabilité internationale, particulièrement dans le domaine nucléaire.
Ceux d’entre eux qui ne l’ont pas encore fait pourraient par exemple militer pour la ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires, qui n’est toujours pas entré en vigueur ; signer le Protocole additionnel de l’Agence internationale de l’énergie atomique (IAEA) et financer ses activités de vérification et de contrôle sur l’Iran ; renoncer aux relations diplomatiques et commerciales avec la Corée du Nord ; et faire pression sur le Pakistan qui bloque l’ouverture de négociations pour interdire la production de matières fissiles pour les armes nucléaires.
Ces démarches seraient certes plus coûteuses et moins visibles, mais elles seraient aussi beaucoup plus utiles.